Paris - Khalil Khalsi - Le calvaire européen d'une Africaine du Cap au début du XIXe siècle. À partir d'une histoire vraie, Kechiche fait endosser à l'Occident une nouvelle culpabilité. Un film tout en obscurité. Le ton est donné dès la première scène. Dans un amphithéâtre du Jardin des Plantes, le professeur Cuvier (François Marthouret) présente la statue en plâtre d'une Hottentote, du peuple Khoïkhoî (Afrisque du Sud) et exhibe ses organes génitaux dans un bocal. La violence de la lumière déversée dans la salle met en relief les visages du public – spectateurs de la science – et la froideur du regard du conférencier qui déclame sa vérité scientifique : les races africaines sont vouées à une « éternelle infériorité ». Cette très longue séquence d'ouverture installe une gêne initiale, déjà une tension, par l'horreur du verbe. Filmée la caméra à l'épaule, au plus près des visages, elle a un air d'extrait de documentaire. Comme si cela ne se passait pas deux siècles auparavant. Comme si c'était maintenant qu'on tenait ce propos. Alors, soudain, cela devient une vérité ; nue, elle dérange. Dressée, nue, au milieu de la scène, la statue est assaillie de regards comme elle l'aura été durant la dernière partie de sa vie, des bas-fonds londoniens jusqu'aux salons et maisons closes de Paris. Dans une salle de spectacle londonienne, celle qu'on appelle la Vénus Hottentote (Yahima Torres) est dans une cage. Vêtue d'un justaucorps couleur chair, et sous le fouet d'un dresseur afrikaner, elle fait semblant d'attaquer le public et laisse les cockneys toucher ce pour quoi ils sont venus : son postérieur surdimensionné. Mais la jeune femme, qui répond au nom de Saartjie Baartman, joue la comédie, et on la voit, dès la première scène de spectacle, épuisée, ramollie, résignée, s'abrutissant d'alcool, mais revendiquant son art… Des rues et cabarets poisseux de Londres jusqu'aux bordels de Paris, en passant par les salons impériaux, Saartjie porte son histoire comme une promesse de liberté faite à elle-même. La parole atone, rare, tout en silence, elle semble contenir cette rage dont elle ne sait pas quoi faire ; alors elle se laisse emporter, sans essayer de se battre, enfermant son passé – dont on ne sait rien à part qu'elle était la domestique du fermier afrikaner qui l'exhibe en Europe, et qu'elle a perdu un enfant… Obsession de la douleur Comme à son habitude, Abdellatif Kechiche développe la linéarité de son scénario au fil de très longues scènes où, avec un sens toujours plus accru du drame, il distend la tension jusqu'à son paroxysme, jusqu'au bout de ce que le spectateur peut supporter, et parfois bien au-delà. Il n'hésite pas à recourir à la répétition, ce qui lasse, certes, mais on finit par appréhender cette lassitude, de peur de se retrouver dans cette «obsession de la douleur» dont il veut rendre compte. Répétition au niveau des dialogues, de certains plans – avec un degré de dégoût toujours plus élevé –, de certaines situations… Comme quand Saartjie se laisse toucher le postérieur par les mains apeurées des Londoniens, qui, ensuite, se mettent à la pincer et à la frapper… Et cela continue ainsi durant tout le film. De l'hésitation à la violence – mais l'hésitation, déjà, ne porte-t-elle pas la violence qu'elle annonce ? C'est une explosion d'horreur, une torture visuelle et psychologique de plus de deux heures et demie. On finit par espérer un moment de répit – pas plus par empathie à l'égard de l'héroïne que pour souffler –, et finalement le seul rayon de soleil dans cette portion de vie de la Hottentote perce les nuées de douleur quand elle pose pour un scientifique qui peint sa beauté… Mais ce portrait, le même qu'en fait Kechiche de cette beauté tragique, via le laid, cache en filigrane toute l'ignominie à laquelle elle est vouée. Car Saartjie est vouée à l'exhibition, jamais en tant que beauté féminine (il y a une grâce surprenante dans sa difformité), mais en tant qu'animal de foire, d'abord, ensuite d'objet sexuel qui éveille le fantasme des Blancs les plus dégoûtés, et enfin en tant que sujet pour la science… Il y a une amertume qui ressort de toute cette violence ; ce goût amer imprègne la bouche même du spectateur, comme s'il se rendait compte de sa situation de complice : pris comme témoin de cette histoire, mais aussi voyeur obligé, consentant à force de fantasmer, lui aussi, sur l'anatomie de la Vénus qui la cache aux yeux des scientifiques. Et alors on se retrouve avec cette culpabilité que l'Europe a toujours sur le dos, huit ans après que la France a restitué à l'Afrique du Sud – libérée de l'Apartheid – les restes de Saatjie Baartman. Le silence s'impose à la sortie de la projection, et ce silence est terrible.