Ce numéro n'est nullement celui d'un prisonnier mais celui sous lequel a été enregistré Muhammed Ali El Hammi à l'Université Friedrich Wilhem de Berlin le 7 novembre 1921, après avoir été, quatre semestres durant, inscrit en tant qu'auditeur libre, c'est la première fois qu'il est mentionné en tant qu'étudiant. Il était alors très difficile à un étranger d'accéder à un tel statut s'il ne bénéficiait pas d'une protection et surtout s'il n'avait pas de quoi payer pour régler un montant double de frais universitaires et un montant triple de frais fixes selon la loi adoptée en printemps 1921 pour les étudiants étrangers. Prouver qui ou quel organisme, fournissait l'argent nécessaire aux études du premier syndicaliste nationaliste tunisien et qui le protégeait relèverait de la pure spéculation même si la thèse qui le rallie au cercle des jeunes turcs qui avait tenté de mettre sur pied un réseau d'organisations « panislamiques » ayant pour objectif de poursuivre la lutte contre leurs anciens ennemis de guerre et les puissances d'occupation sous mandat de la Grande-Bretagne et de la France. Enver et Talaât chefs de file de cette mouvance avait été mis en relation par le militant Karl Radek, alors un prisonnier, avec l'Internationale communiste de Moscou. La relation qui va suivre, même si elle va être de courte durée et semble aujourd'hui étrange, pour ne pas dire, contre nature, était plausible en ces temps-là où une opposition commune aux puissances coloniales et impérialistes liait ces forces politiques entre elles et dont on retrouve trace en 1921 dans le journal Liwa – el Islam qui paraissait alors à Berlin où sous le titre « L'Orient et la Russie » où l'on expliquait aux lecteurs que « certaines personnes ne sont pas à même de comprendre comment l'Orient et en particulier le monde islamique, parvient à montrer de la sympathie envers la Russie des Soviets. Au regard des préjudices que l'Entente a fait subir à la Turquie, il peut sembler naturel que le monde islamique considère la Russie des Soviets comme un allié… Par sa politique criminelle envers le monde islamique, l'Angleterre a elle-même créé les conditions d'un formidable élan vers la Russie des Soviets, c'est-à-dire la sympathie islamiques ». Après avoir consulté Lénine et Tchitcherine, entre autres, Enver décide de fonder depuis Moscou l'Union des sociétés islamique révolutionnaires qui sera dotée d'un réseau d'organisation dont les ramifications courront l'Allemagne, l'Italie et s'étendront jusqu'au Moyen-Orient. Polemiques et passions Plusieurs indications laissent supposer l'existence d'une étroite relation de Muhammed Ali avec cette Union qui aurait permis à de nombreux étudiants étrangers d'avoir des revenus suffisants pour s'installer à Berlin. La mort de Enver et la disparition soudaine des sources de financement de l'Union expliqueraient clairement dans quelle situation financière était Muhammed Ali quand il écrivit les deux lettres datées d'octobre et de novembre 1922 et adressées à son cousin Ali Belgacem Chaffeï et dans lesquelles il demande un prêt d'un montant de 300 francs et surtout les raisons qui ont amené le co-fondateur du premier syndicat tunisien à chercher « refuge » dans son pays natal. La confédération générale des Travailleurs Tunisiens (CGTT) a été fondée le 3 décembre 1924 à Tunis. Peu connu à cette époque, Muhammed Ali El Hammi en était le secrétaire général et une grande partie de sa vie, de son parcours et de son combat pour la cause des travailleurs et du mouvement national demeure à nos jours méconnue et soumise à des légendes et des interprétations diverses. En particulier celle concernant son exil, notamment en Allemagne qui est l'objet de cette étude de Gerhard Höpp éditée et complétée par Joshua Rogers et Kathrin Wittler dans le cadre des activités de la Fondation Friedrich Ebert. Même si cette étude va certainement soulever des polémiques et enflammer des passions d'autant que certains pans de la vie de Muhammed Ali avant l'exil demeurent aussi opaques que ceux qui lui ont succédé, elle semble pouvoir éclairer en grande partie, grâce à des nouvelles sources, son séjour en Allemagne qui devrait être considéré comme « la plus importante étape de sa vie » autant pour lui-même que pour le mouvement syndical tunisien. Muhammed Ali est probablement né dans une famille de paysans démunis d'El Hamma, un village près de Gabès, dans le sud de la Tunisie, autour des années 1890 à 1896 ( ?) Après le décès de sa mère, il a été recueilli par une de ses sœurs à Tunis où il aurait été employé comme chauffeur par le consul autrichien, ayant été l'un des premiers tunisiens à avoir passé le permis de conduire en 1908, selon son biographe Mohamed Belhoula, Certaines indications suggèrent que Muhammed Ali y aurait approché les figures influentes dans la machine de propagande panislamique et il est possible que ceux-ci l'aient envoyé à Tripoli puis dans les Balkans pour une mission non précisée mais il est peu vraisemblable qu'il ait collaboré pendant la Première Guerre Mondiale, avec le déserteur algérien Rabah Boukahouya, comma l'a affirmé ultérieurement une source française, qu'il aurait rencontré à Genève le chef du Parti National Egyptien, Mohamed Farid. Par contre, Muhammed Ali se trouvait à bord du destroyer allemand qui emmenait à Berlin les ministres et hauts fonctionnaires du Parti Unité et Progrès jusque-là au pouvoir qui quittèrent secrètement Constantinople suite à la capitulation de l'Empire Ottoman, le 3 novembre 1918. Coopérative d'achat De retour en Tunisie, après son séjour allemand, Muhammed Ali, pour qui la lutte des classes ne semblait pas être une option viable en vue de l'amélioration de la situation misérable et défavorisée des travailleurs locaux, va s'atteler avec l'appui d'un petit groupe de jeunes tunisiens enthousiastes parmi lesquels des partisans du Parti Destourien, à l'élaboration d'un programme d'une coopérative d'achat ayant pour but de préserver les travailleurs des spéculateurs et usuriers. Elu président de cette organisation Muhammed Ali et les participants à ce projet tels que Tahar Haddad, Tahar Sfar et Taoufik El Madani vont être entraînés par la vague de refus engendrée par la grève des dockers à Tunis et à Bizerte, qui va changer de manière déterminante le destin personnel et politique du « parrain » des syndicalistes tunisiens qui va reprendre à son compte la revendication des grévistes et de leurs sympathisants. En 1924, la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens a été créée et l'enfant d'El Hamma de Gabès, en a été élu, le Secrétaire général. D'autres remous suivirent dont la grève de la Cimenterie de Hammam-Lif et la révolte des travailleurs agraires et de la carrière du Domaine de Potinville que la CGTT va soutenir, attirant,par ce fait, la colère des autorités coloniales françaises. Muhammed Ali et ses camarades furent accusés d'être à la solde des Allemands et des Communistes. Le 5 février, il fut arrêté avec Ayari et Finidori rejoints par les syndicalistes Ghannouchi, Kabbadi et Karoui. Les anciens partenaires socialistes et nationalistes, , notamment le Parti Destourien, vont alors se détourner du C.G.T.T, Muhammed Ali, Ayari et Finidori furent condamnés à dix ans d'exil, Kabbadi et Karoui, à cinq. Après ce coup dur qui ébranla les structures fragilisées de la première centrale syndicale tunisienne il faudra attendre plus d'une vingtaine d'années, soit mars 1946, après une première tentative avortée de création d'une autre centrale syndicale en 1936. Farhat Hached (1914-1952) qui se réclamait de l'héritage socio-réformiste de Muhammed Ali, fonde l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Poussé vers l'exil, Mohamed Ali aurait gagné la ville d'Alexandrie, en Egypte, en mars 1926. Ce qui suivra ensuite prêtera à confusion, certains pensent qu'il est mort au Caire, d'autres au Hedjaz. Hechmi GHACHEM PS : La présentation sur nos colonnes de cette étude d'une soixantaine de pages, doit beaucoup à ses auteurs… en attendant la réaction des autres.