Par Bourguiba BEN REJEB - L'accélération de l'histoire amène parfois de ces paradoxes qui, pour fortuits qu'ils soient, invitent à la réflexion. Ghannouchi, Mohamed de son prénom, tient depuis un temps, à son corps défendant dit-il, le haut de l'affiche. On lui prête toutes les intentions quand il s'affaire à trouver les formules qui contentent la rue et en même temps les équilibres politiques les plus subtils. On peut aimer, on peut le vouer aux gémonies, mais il tient la barre et dit qu'il entend couler bientôt des jours moins houleux à la retraite. Bientôt, puisque tout ce qu'il entreprend est frappé du sceau du provisoire. Mais voilà qu'apparaît l'autre Ghannouchi, sans lien de parenté à l'évidence, mais que des supporters en extase reçoivent avec des chants de louanges qu'on disait destinés au prophète. On lui accordera qu'il n'en demandait pas tant, mais allez savoir. Toujours est-il que le retour d'exil fut un triomphe, histoire de rappeler que lui aussi, lui en particulier, a souffert de l'arbitraire et que le temps est aux retrouvailles. Que beaucoup de gens trouvent que le politique d'après la révolution a subitement changé sa vitesse de croisière, il y a un pas qui ne doit pas passer d'une manière anodine. L'exil prolongé de Ghannouchi Rached a occulté un débat nécessairement fort qui aurait pu, qui aurait dû, agiter la société civile tunisienne. Il ne servira désormais à rien de faire semblant que ce débat n'existait pas. En effet, l'idée, non vérifiée, est que la participation du Mouvement Ennahdha dirigé par Ghannouchi Rached aux prochaines élections va figer le paysage politique dans un fondamentalisme irréversible. Le commun fait facilement des comparaisons, et les schémas intériorisés répandent comme un fatalisme que certains voudraient conjurer. Le schéma algérien n'est pas rassurant, même quand il est évident que l'histoire ne se répète pas selon une mécanique prévisible. Le débat doit avoir lieu, et au plus tôt. La révolution qui vient de changer notre monde est passée au dessus des idéologies, de quelque nature qu'elles soient. L'une des leçons est tout de même que la sacralisation des individus ouvre la voie à toutes les dérives, et surtout à la dictature. Au fond, personne n'est dépositaire de la vérité, même quand il habille politiquement son discours de la ferveur rattachée à la foi. Pour le moment, Ghannouchi, Rached de son prénom, affirme exclure de se présenter aux présidentielles. Peut-on ajouter que la question n'est pas là. Sans forcer la comparaison, Khomeiny aussi, en son temps, ne fut pas candidat aux élections présidentielles. Les thèses des sunnites ne sont pas celles que développant les chiites, mais il reste à vérifier les reconversions idéologiques en modèles de gestion du politique. En son temps, Khomeiny avait obligé le président pourtant élu, Sadr, à fuir le pays déguisé en femme voilée. Se faire élire par le peuple ne signifie pas, dans l'Iran des Ayatollahs tout au moins, avoir le droit de gouverner la chose publique. Il va falloir faire le point sur cette question. Les règles du jeu La révolution tunisienne a fait naître le besoin de reformuler les règles constitutionnelles du jeu politique. En ce moment, l'idée se fait qu'un régime parlementaire empêcherait le verrouillage des rouages politiques par un seul homme. Il y a donc des chances pour que la Commission en charge de cette affaire nous dise le droit et les gardes fous qui empêcheraient les dérives coûteuses jusqu'au dramatique. Les juristes qui composent la Commission en question ne doivent seulement pas se comporter en juristes experts, mais en historiens de la volonté populaire. Ils ne doivent pas oublier que des collègues à aux avaient théorisé, et mis en application, les dérives de la dictature. Ceux là ne sont pas moins coupables que les voleurs et les bandits de grand chemin dont les pratiques remplissent en ce moment les gazettes et les plateaux de télévision. En plus d'autres juridismes pointent à l'horizon et peuvent tromper la crédulité de beaucoup de gens sincèrement engagés dans la ferveur de la foi. C'est en transformant leur Iswlam des profondeurs en argument politiques que le danger de captation électorale se niche. Dans ce domaine, tout le monde sait que le régime abattu a cherché à se faire une légitimité usurpée. Il est aussi nécessaire de retenir cette leçon là : on peut leurrer quelqu'un une fois, plusieurs personnes plusieurs fois, mais on ne peut pas leurrer tout le monde tout le temps. Les résidus de l'ancien RCD n'attendent que cette opportunité, aux aussi, eux surtout, pour se remettre en selle en changeant de veste pour retrouver les mécanismes de la dictature dont ils ne peuvent se départir. Le commun des tunisiens a déjà subi les logiques implacables du totalitarisme. Et même quand on ne peut pour le moment juger sur les intentions, il n'est pas inutile de rappeler que la démocratie n'est pas un slogan, mais une demande désormais populaire. Ghannouchi, Mohamed de son prénom, mesure en ce moment les manquements à son égard. Ghannouchi Rached vient enfin respirer avec nous l'air de la liberté retrouvée. Tout le monde a le droit au bonheur dans la Nation retrouvée. Les élections à venir doivent choisir les hommes et les femmes qui se mettront à son seul service, celui de la démocratie pour tous, bien entendu.