Il y a quelques mois, nous avons rapporté sur ces mêmes colonnes l'histoire de cet épicier du quartier de Lafayette qui faisait une grave dépression à cause de la concurrence déloyale que lui faisaient les grandes surfaces. Or les événements vécus par le peuple tunisien ces dernières semaines l'ont aidé renflouer ses caisses, notamment les premiers jours, lorsque de nombreuses grandes surfaces ont été pillées ou brûlées : « à quelque chose malheur est bon », devait-il se dire. En effet, une foule se tassait chaque matin devant sa boutique et dans leur crainte plus ou moins justifiée de pénurie, ses clients achetaient tout et n'importe quoi, en grandes quantités… Il faut savoir que notre épicier est installé depuis de longues années dans le quartier, mais que ces derniers mois, il s'est retrouvé au fond du trou financier, endetté jusqu'au cou et harcelé par les grossistes, ses fournisseurs à cause de l'installation de cinq supermarchés autour de sa boutique… Ces supermarchés ont commencé à l'étouffer graduellement et ses clients l'ont peu à peu abandonné, puisque les prix des grandes surfaces étaient plus bas. Avant la révolution, les nombreuses requêtes de ces petits commerçants auprès de l'UTICA n'ont jamais abouti, tant cet organisme était sous la coupe des caciques de l'ancien régime. L'un d'eux témoigne : « plusieurs fois, je me suis rendu au siège de l'UTICA pour évoquer mon problème, mais je n'ai jamais été reçu par un responsable. Tout au plus un petit fonctionnaire me promettait d'en parler avec le grand patron » ! Ils avaient alors l'impression d'être abandonnés par l'institution qui devait défendre leur cause et par les autorités de tutelle. Un sentiment qui a poussé bon nombre d'entre eux au désespoir. Pourtant, et pour faire face à cette concurrence déloyale, ils ont travaillé de sept heures du matin à neuf heures du soir. Mais leur clientèle s'est raréfiée, préférant le luxe des grands magasins et le choix de leurs rayons bien garnis. Côté clients, on vante les avantages des commerces de proximité : « le Âttar est plus proche de nous, plus humain. Il nous connaît depuis de longues années et souvent il nous fait crédit, alors que dans les grandes surfaces on doit payer cash. Ils ignorent les difficultés de fin de mois alors que chez notre épicier on peut payer en différé. Il note les sommes sur son carnet et on le paye plus tard… » Il faut savoir que plus de 150 supermarchés sont installés dans toutes les régions de la Tunisie, dans des endroits stratégiques, des parkings faciles d'accès. Ces grandes surfaces possèdent également une politique de marketing agressif ou persuasif, qui est très éloignée du traditionnel travail du pauvre épicier, héritier de techniques ancestrales. Ils finissent donc par étouffer peu à peu les nombreux petits commerçants : les épiciers, mais aussi les bouchers, les marchands de fruits et légumes, les boulangeries, les pâtisseries, les quincailleries, les boutiques d'électroménager… Car leur force réside dans le fait qu'ils proposent tout, à des prix moins élevés que le petit commerce, en achetant les produits en grandes quantités et en pratiquant des pressions sur les fournisseurs. Actuellement tous ces petits commerçants se retrouvent face à des géants qui ont des moyens importants, qui payent leurs achats en différé, qui achètent en très grandes quantités… Un épicier fait appel à la sagesse de ses aïeux en clamant « les grands poissons ne doivent pas dévorer les petits, sinon c'est la loi de la jungle.» Sous d'autres latitudes, le petit commerce a fini par trouver une place au soleil grâce à certaines réformes et il serait utile de s'en inspirer. Car ils font vivre de très nombreuses familles et donnent du travail à de nombreux jeunes gens. Il serait temps que l'UTICA se penche sérieusement sur leurs problèmes, qui sont nombreux et variés.