Depuis que les hypermarchés version européenne ont débarqué en Tunisie, les épiciers étouffent et se meurent à petit feu. Prenons le cas de mon épicier qui ressemble certainement au vôtre : d'origine djerbienne, comme ses ancêtres depuis des décennies, il s'est installé dans le quartier de Lafayette il y a une dizaine d'années, après avoir acheté, très cher, un fonds de commerce qui était à l'époque florissant... Depuis, il n'a cessé de travailler sans repos, jour et nuit, de sept heures du matin à 21 heures, sauf les deux jours de l'Aïd. Econome, serviable, souriant, il a réussi à fédérer tout le quartier autour de son commerce, hommes, femmes et enfants... Il tient un cahier fripé, sur lequel il inscrit les achats des familles des environs et à la fin du mois, il passe de longues soirées à faire des additions et à relancer ses clients pour qu'ils payent leurs ardoises, poliment mais fermement.
Ingratitude Mais voilà, un beau jour un hypermarché a ouvert à quelques dizaines de mètres de sa boutique, puis un second et il y a quelques jours, un troisième... Depuis, il voit sa clientèle se raréfier et passer rapidement devant sa porte, les bras encombrés de sachets pleins, portant les sigles des hypermarchés environnants. Certes ils viennent encore dans sa boutique, mais leurs achats se limitent à deux petites bricoles : du pain, un paquet de lait, des pâtes... C'est ce que l'on appelle l'achat d'appoint : une dépense de quelques centaines de millimes au maximum. Et ça le rend furieux ! Et il confie : « Le pire, c'est qu'ils payent comptant dans les grands magasins, mais pas chez moi... » Actuellement, il y a plus de 150 supermarchés en Tunisie, plus ou moins grands, mais qui sont installés de manière à se retrouver en plein centre ville ou sur de grands axes routiers. Un nombre et une proximité qui n'est pas due au hasard. Ils viennent ainsi concurrencer directement un très grand nombre de petits commerçants qui sont là depuis des années et qui vont se retrouver face à un grand dilemme... Rappelons ici que l'épicier n'est pas le seul commerçant à être touché par la grande distribution : il y aussi le boucher, le marchand de fruits et légumes, la boutique de l'électroménager, la quincaillerie... Tous sont touchés par le phénomène et tous souffrent d'une importante baisse de leurs revenus, sans savoir à qui s'adresser, à qui se plaindre. Personne n'apporte des réponses à ces interrogations, qui sont celles que se posent tous les petits commerçants face à ces mastodontes de la distribution : comment se défendre et survivre face à une si grande concurrence ? Quelle est la place que chacun doit avoir, au vu des transformations importantes que connaît le commerce aujourd'hui ? Et que faire des milliers de jeunes aides que l'on a embauchés et qui sont là depuis des années ? Un économiste a bien voulu nous expliquer cette situation complexe : « l'UTICA est une institution qui est censée défendre les intérêts des petits commerçants, mais elle doit en même temps ménager la susceptibilité des grands patrons de la grande distribution, sinon elle risque de donner l'impression de mener un combat d'arrière garde et de refuser le progrès et la modernisation du pays... » Il continue son explication de la situation en précisant que « jusqu'à la fin des années 90, le système commercial était composé de grossistes, de petits commerçants et de quelques grandes surfaces qui se comportaient comme des épiceries grand format. C'est l'implantation des hypermarchés qui va changer les rapports de force. Ces rapports étaient jusqu'alors en faveur des producteurs, mais la grande distribution va imposer une vision nouvelle et des techniques de marketing très pointues... » Une situation qui pousse les pouvoirs publics à légiférer en interdisant l'abus de la situation de dépendance économique et en fixant les délais du paiement des producteurs à trente jours pour les produits agroalimentaires, 90 jours pour l'électroménager et 60 jours pour le reste. Une situation qui ne gêne pas trop les grandes surfaces, mais qui risque d'étrangler les petits commerçants, obligés de payer des produits qu'ils n'ont pas eu le temps d'écouler... Le pire pour ces petits commerçants, ce sont les horaires d'ouverture de plus en plus longs de la grande distribution : plus de 14 heures d'affilée. Ils ont ainsi l'impression que la grande distribution dicte sa loi aux autres sans vergogne et impose ses conditions sans limites. Seuls les fameux « Hammaças » (vendeurs de fruits secs) rivalisent encore avec les grands magasins, en restant ouverts jusqu'à minuit ou une heure du matin. « Un effort obligatoire, selon l'un d'eux, pour pouvoir survivre, mais c'est au prix de ma santé... » Mais les clients, eux, qu'en pensent-ils de cette situation ? La plupart se félicitent des progrès qu'apportent les hypermarchés sur le plan de la clarté des prix, de l'hygiène, de l'organisation, de la richesse et la variété des produits... Certains se sont cependant plaints de « l'effet compulsif qui pousse tous les membres de la famille à dépenser plus que de raison, avec une note très douloureuse lorsqu'on passe à la caisse. » Ces mêmes clients se plaignent des « prix trop élevés qu'imposent les petits commerçants, en plus du manque d'hygiène flagrant... » Mais ils reconnaissent cependant qu'ils ont besoin de leur épicier « car on ne va pas aller jusqu'au supermarché pour un paquet de lait ou une boîte de sardines... »
Modernité Un jeune étudiant en marketing qui rentre de Paris, constate que « sous d'autres latitudes, la particularité du petit commerçant c'est sa spécialisation et sa connaissance parfaite des produits proposés. Le boucher, le pâtissier ou le boulanger, sont d'excellents conseillers qui orientent le client et innovent en lui proposant des produits nouveaux. Mais chez nous, l'apprentissage se fait sur le tas, sans connaissances approfondies... » Il n'en reste pas moins que l'UTICA devrait développer un plan de sauvegarde du petit commerce. Car l'épicier du coin reste un acteur important du commerce, un employeur et un animateur du quartier, son âme en quelque sorte, loin de la froideur des caissiers des hypermarchés... Il faut trouver un équilibre entre les différentes forces commerciales en présence, à savoir la grande distribution, les grossistes et les petits commerçants. Un constat minutieux sur l'état du commerce de consommation devrait être établi le plus tôt possible, afin de préserver les intérêts de chaque acteur, car tous les problèmes ne sont pas résolus, et sans oublier le consommateur qui a besoin d'être défendu lui aussi. L'ODC s'en charge jusque là. Mais le concept de « consumérisme » n'est pas encore culturellement intégré dans nos mœurs quotidiennes. La sensibilisation n'est pas, pour ainsi dire, continue.