• Entretien avec Hichem Ben Ammar - «Un Conte de Faits » de Hichem Ben Ammar qui relate le parcours du jeune musicien virtuose, Anès Romdhani, portait-il en filigrane l'intuition de la révolution de la jeunesse ? Montrant un fils qui réussit là où son père a échoué, ce documentaire en dit long sur ce désir que la Tunisie a toujours eu de se surpasser et qu'elle a finalement pu assumer lors des derniers événements, grâce aux jeunes. Aux yeux des générations plus anciennes, le 14 janvier est un miracle auquel elles ne croyaient plus. « Un Conte de Faits » constitue de ce point de vue, une œuvre annonciatrice et vivifiante. Présenté au cours des JCC, quelques semaines avant la Révolution, ce documentaire a soufflé un air avant-coureur d'optimisme, de fierté et d'enthousiasme bienvenu dans le cinéma tunisien. Voilà aujourd'hui le film sélectionné en compétition à Ouagadougou, au FESPACO. Comment Hichem Ben Ammar, pour qui documentaire a toujours été synonyme de dignité, compte-t-il poursuivre sa vocation après la Révolution ? Entretien. Le Temps : Après Milan, Munich, Beyrouth, Zanzibar, Kazan et Tribeca Doha, Verone, Un Conte de Faits est présenté cette semaine au FESPACO à Ouagadougou. Quel sens, cette sélection revêt-elle pour vous ? Hichem Ben Ammar : Deux films tunisiens ont été sélectionnés en compétition à cet incontournable rendez-vous Panafricain. « Tabou », un court métrage de Meriem Riveill et un long métrage documentaire, « Un Conte de Faits ». Cela m'honore bien évidemment de faire partie d'une sélection qui a été établie à partir d'une évaluation de la production tunisienne la plus récente, soit, une soixantaine de courts métrages, une quinzaine de documentaires et quatre longs métrages de fictions. *Aucun long métrage de fiction n'a été choisi ! Pensez-vous que cela soit l'indice d'une crise du cinéma tunisien ? -La crise dure depuis très longtemps et nous avons assisté, impuissants, à la progressive détérioration des choses. Il n'y a jamais eu véritablement de choix politiques ni de vision claire afin de donner à la cinématographie nationale l'importance qu'elle se doit d'avoir pour sauvegarder notre identité. Tout au plus, l'Etat s'est-il félicité de maintenir sous perfusion un secteur volontairement fragilisé tout en asservissant une corporation. Dans un contexte aussi pervers, les cinéastes ne pouvaient survivre qu'en acceptant d'être humiliés. Ils ont en effet consenti à devenir, par la force des choses, un rouage essentiel de cet engrenage vicieux fait de clientélisme, de corruption, d'ostracisme et où la guerre de clans a prévalu. Vous comprendrez que cela a surtout été préjudiciable à la qualité des films. Les cinéastes, par leurs compromissions ont été les artisans de ce marasme cultivant eux-mêmes les maux dont ils souffrent. Mon opinion est que le milieu finit par créer la race. *Vous semblez marquer une distance par rapport aux cinéastes; on dirait que vous n'appartenez pas à cette corporation. -A force de pratiquer la politique de la chaise vide au niveau du syndicat des producteurs, des commissions et des instances décisionnelles, je me suis mis en marge, préférant garder les bonnes distances avec les institutions et les personnes, concentrant plutôt mon énergie dans la mise en pratique d'une alternative. J'ai donc agi au niveau associatif et œuvré pour faire admettre le genre documentaire, longtemps tenu pour suspect en prenant sur moi les risques financiers. A chaque production de film, une épée de Damoclès était suspendue au dessus de ma tête. Ceci étant dit, cet engagement ne me dispense pas de faire mon autocritique. J'accepte, par ailleurs, de m'exposer volontiers à la critique. *De quoi avez-vous mauvaise conscience ? N'avez-vous pas résisté à votre manière ? -C'est assez paradoxal. Je m'en veux de ne pas m'être opposé à ce système de manière plus ferme et plus organisée, mais, en même temps, si j'avais eu l'audace de le faire, aurais-je pu mener les quelques actions que j'ai pu entreprendre au nom de mon aspiration démocratique ? Le prix à payer pour pouvoir s'activer, durant ces 23 ans, était de montrer patte blanche, d'être indépendant au point d'être isolé et pouvoir se laisser, en toute vulnérabilité, exploiter par le régime. Le monstre se nourrissait de notre crédibilité et de notre compétence, acquises en dehors des rangs. Le système avait, en effet, besoin de redorer son blason au niveau local comme à l'international. Nous étions son alibi, son faire valoir, ses infirmiers. Pire, nous étions ses otages ! Mis face à une double injonction, nous devions donner l'impression d'une certaine liberté d'expression en acceptant de travailler, comme si de rien n'était, dans des conditions aberrantes qui nous brimaient et nous interdisaient d'aller au fond des choses. C'est ainsi que je m'explique la superficialité de nombreux films produits ces dernières années dont les auteurs étaient, soit naïvement convaincus de participer à la diffusion d'une culture de la citoyenneté, soit acceptaient par cynisme de faire illusion. Il était en effet de bon ton d'affronter les tabous sans jamais les faire voler en éclat. L'expression était, dans le meilleur des cas, une périlleuse acrobatie et dans le pire, un honteux badinage. Tout le système était conçu pour que le cinéma tunisien ait l'air et pas la chanson. Doc à Tunis auquel j'ai participé, estimant que c'était une brèche, s'inscrit aussi dans ce modèle. *Et aujourd'hui comment vous sentez-vous ? -Je me sens fourbu et désorienté. La dictature à laquelle je m'étais accommodé, en m'attribuant le titre de « preux résistant », ne me sert plus de support. Aujourd'hui, je cherche à identifier de possibles amis avec l'espoir d'une restructuration fondée sur un esprit neuf. *Avez-vous filmé la révolution ? -Face à l'ampleur de l'événement, je me sens iconoclaste. J'ai préféré vivre ces moments inédits comme tout citoyen avec des émotions fortes et des montées d'adrénaline. Cela ne m'empêche pas de développer des projets en vue de comprendre la pulsation de cette Tunisie nouvelle. Beaucoup de reporters, des télévisions et des amateurs ont fait des images de toutes sortes. Il faut également féliciter les nombreux documentaristes tunisiens qui ont tenu à garder des traces de cette période historique aux attraits particulièrement photogéniques avec le sentiment de répondre à un devoir citoyen. Cependant, on le sait bien, la mémoire des faits ne se limite pas à des clichés. J'attends personnellement d'avoir du recul et une meilleure visibilité pour pouvoir formuler un propos synthétique et porter sur cette transition démocratique un regard constructif. Propos recueillis par : Sayda BEN ZINEB