De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI – .Ce sont deux romans qui pourraient illustrer, par l'allégorie et l'anticipation, deux phases de l'Histoire de notre Tunisie. Deux visages. Celui qui a été, durant vingt-trois ans, et celui qui pourrait être à partir du 25 juillet prochain. « 1984 » est le roman qui vient de s'achever, celui dont la Tunisie a tourné la page, déchirée, écornée, trouée de partout, criblée de balles et éclaboussée de sang. Cette page qui peut-être, nous semble-t-il, a du mal, pour le moment, à se déchirer complètement. « 1984 » est le roman d'anticipation prodigieux du Britannique George Orwell (1903 – 1950), écrit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Contemporains à l'Union soviétique, les esprits sont encore hantés par le spectre de la mort, déployé avec les officiers du IIIe Reich et sorti tout droit des frustrations d'un petit homme à la petite moustache. Cette moustache se retrouve sur le visage de Big Brother dont des affiches sont collées partout dans ce Londres imaginaire. « Big Brother is watching you » (Big Brother vous regarde), ses yeux sont partout ouverts, braqués sur le peuple, sur les prolétaires qu'il écrase, il ne s'endort pas. Cette image est aussi irréelle qu'était inaccessible et hermétique la personne de Ben Ali, multipliée à l'infini dans les rues de la Tunisie, aussi bien en affiches géantes, qu'en policiers, qu'en civils, qu'en indics… C'est aussi le « grand frère », admiré et respecté, craint, le grand frère qui assoit son autorité sur nous, nous surveille et nous éduque, nous commande, nous téléguide. Car il n'y a pas de contestation. Tout le monde est aux ordres, tout le monde est complice, amnésique de la période où la fracassante transition s'est faite. Aucune autre vérité n'existe. Exactement comme le peuple tunisien avait été forcé d'oublier comment s'était fait le 7 novembre 1987, devenu, au fil du temps, la seule réalité possible, en rupture avec un âge de ténèbres. « Qui détient le passé, détient l'avenir »: une phrase qui revient souvent dans « 1984 » et qui avait commencé à s'appliquer, en Tunisie, à partir de 1987. Celui qui commande le présent commande aussi bien le passé que l'avenir. C'est le travail de Winston, le héros (antihéros) du roman, qui, travaillant au Ministère de la Vérité, est chargé de truquer les archives. Sur ces mêmes colonnes, tant de fois des articles ont-ils été commandés par le Ministère de la Désinformation et du Mensonge, ordonnés, dictés, afin de rétablir des vérités en autant de mensonges, et réécrire le passé pour s'assurer que le chemin mène vers l'avenir qu'il faut. De la même façon la mémoire de l'avant-1987 avait-elle effacée, et Bourguiba enterré prématurément par l'Histoire réinventée. L'histoire de « 1984 » finit mal. Dans cette tourmente de la première moitié du XXe siècle, George Orwell ne pouvait imaginer d'issue différente. C'est là, pourtant, que le côté prophétique du roman prend tout son sens, quand l'Histoire tire les bonnes leçons de la fiction et œuvre à une fin différente. Et c'est ce qui s'est passé en Tunisie. Pourtant, rien n'est encore fini, comme rien n'a vraiment commencé. Tout va se jouer maintenant, et l'avenir du pays pourrait ressembler aux pires des scénarios d'anticipation. Pessimiste, nous jugeront certains, alarmiste, mais s'il est possible de tirer la sonnette d'alarme pour éviter la catastrophe, alors où est le mal ? La Canadienne Margaret Atwood (née en 1939) a publié « La servante écarlate » (« The Handmaid's Tale ») en 1985. Ce roman d'anticipation fait écho, six ans plus tard après son instauration, à la République islamique d'Iran — hasard des calendriers révolutionnaires iranien et tunisien, le Shah avait quitté l'Iran un certain 16 janvier (1979). Atwood imagine une Amérique tombée entre les mains des fanatiques religieux. Entre les lignes, il est possible de deviner que l'auteur fait allusion aux Républicains, dont la figure la plus récemment célèbre est celle de Sarah Palin. À la fin du XXe siècle, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires (le propos est donc plus que jamais d'actualité) ont rendu les femmes stériles. La narratrice, cette servante écarlate (elle s'habille en rouge, avec des ailes blanches qui lui servent d'œillères), est une des dernières femmes à pouvoir enfanter ; elle est cependant « emprisonnée » dans un établissement où, avec d'autres, elles servent de matrices à un Commandant et son Epouse (stérile). C'est un conte, écrit avec une telle beauté, une telle sensibilité, une poésie des plus sobres et des plus fragiles, qu'on peut le lire aussi bien comme un roman psychologique que comme une œuvre d'anticipation. La narratrice, baptisée Defred (car elle appartient au Commandant dénommé Fred), raconte son quotidien et ses échappées nocturnes, par la pensée. Le lecteur découvre alors ce monde à la place du nôtre, un système totalitaire représenté, partout, par un œil ailé, et qui multiplie, entre autres, les exécutions en public ; et, en même temps, il partage avec Defred ses rêves les plus intimes, qu'elle déroule en même temps que le passé, là où est cachée la clef de cette réalité cauchemardesque. Ainsi, arrivés à la moitié du roman, lisons-nous : « C'était après la catastrophe, quand ils ont abattu le Président, mitraillé le Congrès et que les militaires ont déclaré l'état d'urgence. Ils ont rejeté la faute sur les fanatiques islamiques, à l'époque. » L'Histoire rattrape la fiction : Algérie, 1992, Mohamed Boudiaf, président du Haut Comité d'Etat, est assassiné à bout-portant. Quelques mois plus tard, l'Algérie entrera dans la décennie noire. Defred continue : « C'est à ce moment-là qu'ils ont suspendu la Constitution. Ils ont dit que ce serait temporaire. […] les journaux ont été censurés, et certains ont cessé de paraître, pour des raisons de sécurité, a-t-on dit. […] Ils ont dit qu'il y aurait de nouvelles élections, mais qu'il fallait un certain temps pour les préparer. Ce qu'il fallait faire, disaient-ils, c'était continuer à vivre comme d'habitude. » C'est ce qu'essaient de nous dire Rached Ghannouchi et Cie, n'est-ce pas ? Que, s'ils prenaient le pouvoir, nous continuerions à vivre comme d'habitude. Mais comment leur faire confiance ? Si Ettahrir, par exemple, avaient au moins le mérite d'être clairs en disant qu'ils interdiraient tous les autres partis s'ils étaient élus (voilà pourquoi leur parti n'a pas été légalisé par le Ministère de l'Intérieur, ce qui nous fait quand même craindre des représailles, comme les autres avaient vitriolé les gens), à l'intérieur d'Ennahdha même, les membres n'arrivent pas à se mettre d'accord. Comment alors faire confiance à un système titubant de l'intérieur ? Comment, surtout, faire confiance au « Cheikh » qui tient un double discours, son nez s'allongeant au fil des apparitions où il dit, à qui veut l'entendre, que l'islam ne s'oppose pas à la laïcité, alors qu'il ne pouvait, naguère, concevoir un Etat musulman dépendant d'une autre autorité que celle de la Chari'a. De quoi sortir une fable que La Fontaine aurait pu écrire : «Et le crocodile dit à la gazelle, tout sourire, et toutes dents dehors : ‘‘Ne vous inquiétez guère, délicieuse créature, je suis végétarien…'' » L'humour comme mécanisme d'auto-défense, pour ridiculiser une situation à laquelle nous pourrions échouer à échapper. Si, jusqu'ici, nous aurons été relativement épargnés de leurs compagnes de prosélytisme (n'interpellaient-ils pas, dans la rue, les garçons barbus, et même ceux qui ne se rasaient pas par paresse ? Ne demandaient-ils pas aux filles aux bras dénudés de se couvrir ?), dans l'avenir ils pourraient, non pas se limiter à appliquer la Chari'a (dont il y a, d'ailleurs, plusieurs interprétations), mais détourner celle-ci vers leurs propres fins, leurs propres besoins. C'est ainsi que, dans « La servante écarlate », Defred, installée entre les jambes de l'Epouse, reçoit en elle le Commandant, comme la servante Bilha donna naissance au fils de Jacob entre les jambes de Rachel. C'est ainsi, également, que les vierges en Algérie ont été enlevées, mariées de force, violées et plusieurs d'entre elles égorgées. Ce qui frappe, d'ailleurs, dans le roman de Margaret Atwoord, c'est que, comme dans « 1984 », ce système autoritaire est très bien organisé, quasi-militaire. Et nous savons que, jusqu'ici, Ennahdha est le parti qui a le plus de visibilité et qui est le mieux organisé. Au moins, sa stratégie est claire: « Vous mentir et gagner votre confiance. » Khalil KHALSI • « 1984 » par George Orwell (« Nineteen Eighty Four », trad. de l'anglais par Amélie Audiberti), Gallimard, 1950, Folio n°822. • “La servante écarlate” de Margaret Atwood (« The Handmaid's Tale », trad. de l'anglais par Sylviane Rué), Robert Laffont, 1987 ; Bibliothèque Pavillons, 2005.