Par Rafik BEN HASSINE Créé en 1984 par George Orwell, Big Brother est le chef du «Parti», donc de l'Etat d'«Océania», et il est aussi le grand surveillant, omniprésent par les affiches et les «télécrans» des domiciles privés, ce que rappelle la maxime officielle Big Brother is watching you» (le Grand Frère vous regarde). Il est l'objet d'un culte de la personnalité. Cela nous rappelle un certain Zaba. L'expression «Big Brother» est utilisée par les journaux pour qualifier toutes les institutions ou pratiques portant atteinte aux libertés fondamentales et à la vie privée des populations ou des individus. Le «Big Brother» tunisien a été nommé Ammar-404 par nos internautes, en référence au message « error 404» qu'Internet vous renvoie lorsque vous tentez d'accéder à un site bloqué (par la censure bénaliste). Un an après l'annonce de sa mort, nous risquons son retour irréversible si nous n'y prenions garde. En effet, dès l'annonce de sa mort au début de 2011, un quarteron d'avocats, atteints de don-quichottisme (une maladie salafiste qui consiste à vouloir imposer sa propre vision de la vertu et des bonnes mœurs) avaient porté plainte contre la liberté d'accès à Internet en Tunisie, arguant de l'existence de sites pornographiques. C'est comme si on devait interdire aux Tunisiens de voyager en Allemagne ou aux Pays Bas sous prétexte que ces pays hébergent des «maisons closes» avec des vitrines d'exposition. Une décision de justice (Cour de cassation) est attendue pour le mois février 2012. Nous informons ces prudes personnes qu'il n'existe pas d'outil capable d'empêcher, de façon certaine, l'accès à un site internet déterminé. N'importe quel internaute, même débutant, est capable de télécharger un film osé en moins de 5 minutes. D'autre part, un groupe de cinq experts tunisiens indépendants a effectué une étude technique sur l'efficacité et les coûts du filtrage par l'Agence Tunisienne de l'Internet (ATI) des “sites à caractère pornographique et contraire au valeurs arabo-musulmanes“. L'étude a montré que non seulement l'efficacité d'une telle mesure est loin d'être prouvée mais le coût engendré par la mise en place d'un tel filtrage est estimé pour les cinq prochaines années entre 72 et 79 millions de dinars (selon la solution utilisée). Mais l'initiative de ces avocats vise peut-être à réactiver Big Brother, alias Ammar 404 de sinistre mémoire. La censure reverra le jour, plus forte que jamais, si la décision de la Cour de cassation confirme le filtrage du contenu pornographique lors du procès de février. Opérant sans l'existence d'un cadre juridique pour Internet, la justice tunisienne tâtonne, tiraillée entre les islamo-réactionnaires au pouvoir et les modernistes progressistes de l'opposition et de la société civile. L'initiative de ces avocats rappelle les tentatives récentes de domestication de l'information par le gouvernement provisoire. Seule l'éducation dispensée à l'école ou à la maison est susceptible de dissuader nos enfants de fréquenter les lieux mal famés, qu'ils soient sur Internet ou dans la rue. Une inspection en profondeur Quand une dictature s'écroule, on a du mal à comprendre comment elle pouvait se maintenir : en Tunisie et ailleurs, la réponse se trouve en partie dans la surveillance systématique des communications des citoyens. Cette surveillance a été - est encore - possible grâce à des technologies informatiques européennes et américaines, qui trouvent là des clients décomplexés et des bancs d'essai grandeur nature pour tester et mettre au point ces technologies. Ces technologies portent le doux nom de «Deep Packet Inspection», c'est-à-dire « inspection en profondeur de paquets». Lorsqu'on envoie un courriel (un email), des dizaines d'ordinateurs, connectés à Internet, se relaient pour l'acheminer à destination. Chaque ordinateur joue le rôle du facteur qui se contente de lire l'adresse de destination du message (et ne regarde pas son contenu), le transmet à l'ordinateur suivant, et ainsi de suite jusqu'à la destination finale. Si vous avez à faire à des facteurs honnêtes, votre courrier arrivera intact à destination. Par contre, si dans la chaîne des facteurs, il y a en un qui est malhonnête, alors il va lire votre courrier, le stocker dans ses fichiers pour l'utiliser contre vous ultérieurement, le modifier ou le détruire, en bref: les ennuis vont commencer pour vous. C'est ce que faisait le Big Brother tunisien. Capacité de Big Brother La capacité de surveillance de la Tunisie sous Zaba la plaçait en tête de la course à « l'armement informatique » menée par des régimes répressifs. L'ATI avait une place centrale dans l'organisation de Big Brother. Le bâtiment hébergeant l'ATI avait la particularité d'être l'ancienne résidence de Zaba dans les années 1980. La plupart des anciens directeurs de l'ATI bénéficiaient de postes haut placés dans l'entourage politique de Zaba. C'est à partir de 1996 que le gouvernement tunisien a transformé l'ATI en une agence de surveillance et de contrôle. Tout accès à l'internet et tout courriel passent par l'agence, ce qui les rend plus faciles à surveiller. Des équipements de contrôle gouvernemental se trouvent aussi dans des bâtiments, à Tunis, appartenant à Tunisie Télécom. De grandes salles abritent des ordinateurs connectés aux pipelines de transport des données. En se basant sur des mots clés (comme Google), ils servent à détourner les communications jugées «suspectes». Dès que le système détecte un email suspect, un réseau de fibres optiques le transmet au centre de contrôle. Les outils disponibles permettent d'écouter les communications téléphoniques, les SMS, et d'autres données numériques. Tout est canalisé vers des centres de surveillance, soit au ministère de l'Intérieur, soit au Palais de Carthage. Le système de surveillance du courriel s'accompagnait aussi de tentatives de manipulation. Des courriels étaient modifiés plus ou moins intelligemment : des grossièretés, des images pornographiques ou compromettantes étaient rajoutées, des menaces étaient distillées. Tout cela a causé un tort énorme à nombre d'entreprises et de professionnels tunisiens, qui avaient eu le malheur d'utiliser par inadvertance un mot clé considéré comme suspect. Ne parlons pas des secrets intimes des Tunisiens, qui étaient écoutés et parfois dévoilés. Plusieurs drames familiaux en ont résulté. L'espionnage des communications privées facilite les arrestations. La torture fait le reste, les bourreaux reprenant les bonnes vieilles techniques qu'ils connaissent et qui ont fait leurs preuves. En 2010, la situation devient une compétition entre Big Brother et les internautes tunisiens. Ces derniers utilisent des cryptages que la surveillance n'arrive pas à briser à temps. L'utilisation de Facebook connaît alors une forte expansion, et le régime exigeait de meilleurs outils, de plus en plus chers, de plus en plus longs à mettre en en œuvre. Finalement, le régime ne pouvait pas surmonter une révolution qui conservait une longueur d'avance sur la cyber-police. Peu soumis au contrôle de l'Etat Il est à noter que la vente des équipements de surveillance était peu réglementée, car non assimilée à l'armement. Ni les Etats-Unis ni l'Union européenne n'interdisaient l'exportation des technologies de surveillance vers les dictatures arabes. Cependant, intrigué par la présence massive d'entreprises européennes sur ce type de marché, le Conseil de l'Union européenne a interdit, le premier décembre 2011, les exportations d'équipements et de logiciels destinés à la surveillance d'Internet et des communications téléphoniques. Les systèmes de surveillance achetés par la Tunisie n'étant pas totalement fiables, les fournisseurs ont donc utilisé la Tunisie comme terrain d'essai, moyennant des rabais sur les prix. En somme elles « apprenaient la coiffure sur la tête des orphelins ». En améliorant ces logiciels, en les adaptant au contexte dictatorial arabe, les ingénieurs tunisiens ont amélioré ces logiciels, qui ont alors été revendus à des dictatures pétrolières arabes du Moyen-Orient, amies du pouvoir bénaliste à l'époque, et amies du pouvoir islamiste aujourd'hui. Responsables, non coupables A notre connaissance, aucune enquête sérieuse n'a été menée par les nouvelles autorités tunisiennes pour démasquer les responsables de cette censure au sein de l'ATI ou parmi la «cyber-police». Nous n'avons aucune information concernant les informations stockées illégalement. Où sont-elles ? À l'ATI ? Au ministère de l'Intérieur ? Au Palais de Carthage ? Ce qui est certain, c'est qu'elles sont stockées quelque part, attendant que de nouvelles «autorités» s'en occupent. Au lieu de lutter contre les moulins à vent, la justice tunisienne devrait interdire ces espionnages illégaux, détruire ces données illégales, déterminer les responsabilités et punir les coupables, rendre justice aux citoyens lésés par ces méthodes, et légiférer dans le sens de la protection du citoyen contre de tels abus.