Par Houcine BARDI (Docteur en Droit / Avocat au Barreau de Paris) - Deux positions s'affrontent actuellement en Tunisie au sujet du report des élections de l'Assemblée Constituante, dont la date avait été précipitamment annoncée par le gouvernement transitoire, pour le 24 juillet 2011. La première est celle de la commission ad hoc (présidée par M. Kamel JENDOUBI) élue par la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme Politique et de la Transition Démocratique, en vue de préparer et superviser le processus électoral. Ce qui fait d'elle un organe technique soumis à une obligation de résultat : réunir les conditions de possibilité pour des élections démocratiques (concurrentielles, égalitaires…) et transparentes. Cette commission prône le report de la date des élections jusqu'au 16 octobre 2011 en vue de réunir les conditions matérielles et logistiques indispensables à la tenue d'élections conformes aux standards internationaux (des élections démocratiques). La deuxième position est la résultante de deux logiques totalement différentes mais qui se rejoignent sur la « nécessité » de maintenir l'échéance du 24 juillet. Une logique politicienne qui ne voit l'avenir de la Tunisie qu'à travers la lorgnette égotiste de son intérêt partisan. Et une autre logique, appelons-la « citoyenne », qui traduit confusément des peurs légitimes relativement à ce qui est perçu comme une tentative visant à enterrer « subrepticement » la promesse portant sur l'organisation desdites élections, doublée d'une volonté non moins légitime de sortir au plus vite de la situation intérimaire. La décision du gouvernement transitoire portant sur le maintien de la date du 24 juillet 2011, vient ajouter à la confusion ambiante qui règne présentement en Tunisie, et consacre sans doute « le divorce » entre les deux têtes institutionnelles de l'Etat : la Haute instance et le gouvernement transitoire. Comment démêler cet imbroglio ? Descartes disait que le bon sens est la chose la mieux partagé entre les hommes. Dans le cas d'espèce le bon sens veut que les premières élections démocratiques de la Tunisie post-dictatoriale soient non seulement un moment fort de notre histoire, mais carrément fondateur de ce qui doit advenir sur le plan de la pratique électorale, et doit, en conséquence, être pris très au sérieux. Est-il, en effet, logique de se lancer dans des élections aussi décisives pour l'avenir de notre pays, alors même que l'ingénierie électorale est quasi totalement absente. Ce qui fait grandement défaut pourrait être nommé doublement : absence de traditions électorales pluralistes, et absence des mécanismes de contrôle et de la gestion du contentieux électoral. Qu'on se le dise clairement. L'appareil étatique (avec son bras administratif tentaculaire habitué à façonner les élections selon la volonté des dirigeants politiques : falsifications et fraudes massives, incompétence, clientélisme, etc.) actuel n'est nullement « outillé » pour garantir la transparence des élections en question. Doit-on accepter de jouer avec des dès pipés ? 3 millions de Tunisiens non-inscrits sur les listes électorales ; des centaines de milliers d'autres sont détenteurs d'anciennes cartes d'identité non exploitables dans le processus électoral ; pénurie (pour ne pas dire inexistence) de scrutateurs indispensables à garantir l'authenticité du caractère démocratique, pluraliste, transparent et égalitaire du vote… Cela sans parler des règles devant régir la campagne électorale, la répartition équitable du temps de parole dans les médias, le financement des campagnes et des partis qui vont concourir aux élections, etc. Toutes ces raisons conduisent logiquement à reporter la date des élections (non pas en vue de les enterrer comme pourrait le penser, de bonne foi, certains de nos compatriotes passionnément attachés aux objectifs de la révolution), non pas sine die, mais à moins de trois mois (16 octobre) au delà de la date initialement prévue, afin de réunir le maximum de conditions de possibilité d'élections véritablement concurrentielles, égalitaires, transparentes… En un mot démocratiques, conformément aux standards internationaux. Si l'on écarte les calculs politiciens de certains partis, dont les plus véhéments —se croyant, à tort, mieux préparés que leurs concurrents— voulaient déjà nous précipiter dans des élections présidentielles anticipées immédiatement au lendemain de la chute de la dictature, tout comme les calculs pernicieux des survivances de l'ancien régime qui bénéficient d'un « savoir-faire falsificateur » fortement éprouvé à notre détriment, et de rouages propagandistes et clientélistes ravageurs qu'on a vu, une fois de plus, à l'œuvre au cours de la « croisade » pour la réélection de Ben Ali en 2014, entamée moins d'un an après la énième « réélection » du dictateur en 2009 ! Hormis ceux-là, que reste-t-il de « l'argumentaire » favorable au maintien de la date du 24 juillet ? Il ne reste que les citoyens honnêtes qui ont exagérément peur d'un éventuel « avortement » du processus, et qui espèrent sortir, presqu'à n'importe quel prix, de l'ornière intérimaire. Car la position du gouvernement transitoire, elle, sans aller jusqu'à dire qu'elle est une émanation du lobbying RCDiste, est dépourvue de la moindre motivation, si ce n'est celle (qui n'en est pas une) de dire « chose promise chose due » (comme si la Commission avait annulé les élections) et « la date, c'est la date » (fétichisme qui prête à rire). Trop léger. Quasiment ridicule, pour un enjeu aussi crucial ! Le « fond » de cette position se situe, en fait, ailleurs. En écoutant l'annonce faite par le porte parole du GT, on relève un brin de ressentiment qu'il a eu bien mal à dissimuler. L'alibi : l'absence de concertation (de la commission) avec le gouvernement intérimaire. Soit ! Mais, ceux qui tiennent, de facto, les rênes du pouvoir, aujourd'hui en Tunisie, ne sont-ils pas censés s'élever au dessus des clivages, et faire prévaloir les intérêts collectifs de la nation par delà les « querelles de chapelles » (GT, Haute Instance, Commission électorale) ? En écoutant Taïeb BACCOUCHE faire l'annonce de la décision du GT, nous ne pouvons réprimer l'impression d'avoir entendu ceci : « La Commission ne nous a pas consulté. On la jettera en pâture. Ca lui apprendra !» Avec un pareil état d'esprit, la Tunisie n'ira malheureusement pas bien loin !