Fini, terminé, anéanti, annihilé son règne. Chaque jour efface sa trace. Révolues les années de béatification et de vénération, quand ses adorateurs l'encensaient, louaient ses supposées qualités, lui inventaient des mérites dans des discours pompeux au style ampoulé. On érigeait ses portraits gigantesques sur les murs de nos villes, le long des routes. Là où on était, on ne pouvait pas échapper à son regard inquisiteur, une omniprésence étouffante et indécente qui engendrait colère, rage et honte. La démesure de l'éloge en faisait un être d'exception, grossissait les « vertus » jusqu'à l'obsession. On l'adulait, on le célébrait dans un jargon insipide. Les courtisans maniaient le mensonge et l'hyperbole jusqu'à la nausée. Partout fut placardée son image. Journaux, magazines, télévision exhibaient le conquérant. La radio relaya l'hymne à sa gloire. L'art se travestit et nous inonda de pseudo chansons et de poèmes pour glorifier l'élu. Pas une page sans citer son nom ou les noms des membres de sa tribu qui installa son pouvoir et sa domination. On usa des superlatifs absolus pour idéaliser celui qui usurpa le pouvoir et fut plébiscité pendant vingt-trois ans. Les courtisans s'ingéniaient à créer des adjectifs clinquants qui sonnaient creux et sentaient l'hypocrisie pour lustrer son règne. Durant tant d'années, on a célébré le sauveur dans des fêtes figées et tristes, dans des salles combles. L'auditoire trié sur le volet, arborait l'écharpe en soie violette ou rouge, scandait le nom du héros dans des formules désuètes et galvaudées et applaudissait à n'en plus finir. Et pour terminer ce moment d'enthousiasme débordant, après avoir prononcé un de ces discours morose et ennuyeux, il se levait pour chanter avec l'assistance l'hymne sacré, promettant de mourir pour que survive la patrie alors qu'il a spolié le peuple et interdit l'espoir. Puis, sous l'ovation des hypocrites, il rentrait s'enfermer dans son palais, repu de louanges et de vivats. Pendant vingt-trois ans, il passa de longues soirées à compter les nombreuses liasses de billets, à les tasser bien en ordre dans des coffres aux lourdes portes blindées. Derrière les simulacres de livres, il a rangé les coffrets contenant les parures de pierres précieuses. A mesure que sa fortune et celle de son clan grossissait, la misère, la pauvreté et le chômage grimpaient. Le malaise se généralisait et la colère grondait. Sourd à tous les signaux de détresse, il s'accrochait à son pouvoir et à ses privilèges. Il a fallu des vagues de protestations, des drames, le feu de la révolte et le soulèvement populaire pour qu'il choisisse la fuite. Le peuple le chassa du pouvoir, il fut exclu de la vie et de l'histoire du pays. Une amnésie volontaire commença pour gommer les traces de celui qui trahit le peuple : « la damnatio memoriae » appliquée par les romains pour punir un dirigeant au comportement indigne : le condamner à l'oubli. Effacer son nom et sa mémoire. Désormais, on utilisera une périphrase pour le désigner, « le dictateur déchu ». On supprima toute référence à son règne, tous les portraits furent enlevés, déchirés, piétinés, toutes les places, avenues, rues, écoles, lycées, hôpitaux qui portaient comme nom la date de son avènement furent débaptisés, tous les symboles de sa puissance ont été désagrégés. La vengeance des victimes de l'oppression est sans appel : le bannissement hors de la mémoire des vivants. Celui qui fut si puissant retourne à l'ombre de l'oubli, sa mémoire définitivement ensevelie.