Tous les ans, c'est pareil ! L'avènement de l'été et du mois de Ramadan coïncide avec les mêmes phénomènes : spéculation sur certains produits, hausse soudaine des prix, pénuries diverses. D'habitude, on impute ces fléaux à l'âpreté au gain des vendeurs et à la frénésie des consommateurs. Cette année, l'argument nouveau c'est la crise libyenne : il y a quelques jours, on déplorait un manque terrible en eau minérale, ensuite on parla d'énormes quantités de sucre acheminées vers le pays voisin, aujourd'hui ce sont les carburants qui font défaut chez nos pompistes de Médenine, Tataouine et Sidi Bouzid. Qui sait si demain, les autres stations de service du pays ne se mettraient pas à vider leurs pompes au profit des Libyens. Cette fois, on peut difficilement parler de geste de solidarité en faveur de la Révolution libyenne. Les nouveaux exportateurs vers le pays de Kadhafi n'ont rien à voir avec la politique ni avec les nobles idéaux de démocratie et de justice. Ce sont tout simplement des profiteurs à qui la crise libyenne vient d'offrir une source supplémentaire de gain facile et rapide. Et il n'est pas exclu que pour l'Etat tunisien et pour certains de ses secteurs économiques, il y a un parti à tirer de la guerre en Libye, comme à l'époque de l'embargo américain sur ce même pays. Surtout que, comme chacun sait, les prix des produits manquants en temps de guerre sont de loin supérieurs à ceux des temps de paix. C'est donc l'Eden à nos frontières du Sud et si, en hiver, les jeunes Tunisiens « brûlaient » vers l'Italie ; en été ce sont nos produits de base qui s'envolent vers la Libye. C'est cela aussi les relations « bilatérales » : avant la crise, la Libye résorbait une partie de notre chômage, et notre économie intérieure (notamment dans le domaine du tourisme et des soins) comptait beaucoup sur son apport pour ne pas s'écrouler totalement. Aujourd'hui encore, le « partenaire » libyen est toujours là pour secourir nos entreprises en détresse et pour relancer les spéculateurs de tous bords. Qu'importe, pour ces derniers, si leur juteux marché prospère au détriment des besoins de leurs compatriotes tunisiens. La morale du profit est toujours individualiste, égoïste !
Fraternité et mentalité lucrative
En fait, le regard que nous portons en ce moment sur le Libyen est double : avec le réfugié qui se trouve sur nos terres, le Tunisien s'est montré- et continue de l'être- spontanément solidaire. L'hospitalité exemplaire dont nos populations du Sud ont fait preuve, en accueillant dans leurs maisons des familles entières de Libyens, illustre cet élan humanitaire bénévole que l'Histoire retiendra sans doute comme modèle de fraternité entre les peuples. Plusieurs mariages furent contractés entre Tunisiens et Libyens durant ces six derniers mois. Les nombreuses caravanes de soutien parties, entre mars et mai, en direction de Ras Jedir et Dh'hiba s'inscrivent dans le même effort solidaire. En ce mois de l'entraide, les Tunisiens continuent de penser à leurs hôtes et tentent d'adoucir chez eux les effets conjugués de l'abstinence et de l'exil. Mais en même temps, il en est parmi nous qui ne perdent pas de vue les bienfaits de la crise libyenne et qui en escomptent chaque jour les bénéfices financiers. Cet esprit de lucre s'exerce plus particulièrement sur les Libyens restés chez eux. Là-bas, ils ne sont pas nos hôtes ; donc nous les traiterons autrement, c'est-à-dire sur la base d'autres valeurs que morales. C'est qu'en réalité, l'image que nous avons du Libyen ne diffère pas trop de celle que nous portons sur les habitants des Pays du Golfe : « ils sont bourrées de fric, et l'intelligence consiste à savoir leur en soutirer le maximum. ». En termes de relations internationales, ce n'est guère condamnable. Et dans ce domaine, il y a pire « sangsues » que les voraces spéculateurs tunisiens à qui nous reprochons quand même d'être allés trop loin dans leur soutien rémunéré de nos frères libyens. Il y a un proverbe de chez nous que nous pouvons traduire en ces termes : « La charité n'est bonne à donner que si son auteur n'est pas lui-même dans le besoin ». Or, les produits exportés massivement ces derniers jours en direction de la Libye ne proviennent pas toujours de nos excédents mais sont puisés dans nos réserves essentielles. Les spéculateurs tunisiens et libyens iront-ils, pour se remplir les poches et surmonter « leur » crise, jusqu'à nous soustraire notre pain quotidien et le lait de nos enfants ? L'Etat tunisien se trouve même obligé en ce Ramadan de pénuries diverses, d'importer certains produits de base pour contourner les pratiques spéculatives et satisfaire la forte demande des consommateurs. N'est-ce pas une dépense de trop, qui plus est en devises, dont notre pays se serait bien passé en ces temps de crise où il ne cesse de s'endetter ? C'est la caisse de l'Etat que les spéculateurs vident pour remplir les leurs. S'il s'agit de relancer notre commerce extérieur, l'équation ne tient pas ! Badreddine BEN HENDA amadyka [email protected]