Des paroles rouge-sang filmées dans l'urgence d'un moment de l'histoire où le temps s'accélère, en ménageant un espace aux silences, aux corps défaits, aux visages hagards sans oublier le cinéma : Tel est le projet de « Rouge parole » film documentaire de Lyes Baccar. Prologue : Des couchers de soleil apposés aux silences de la mer, suivis d'une voix issue d'un corps pathétique à la renverse qui traverse le champ pour se superposer à un enchâssement de longs panoramiques sur des tombes, « Je vous ai compris ». Derniers soubresauts d'un régime honni qui s'écroule comme un château de cartes en l'espace d'un mois dans un bain de sang. Il y a dans ce prologue, concentrées tout ce qui fera la force de « Rouge parole », la puissance visuelle, l'intelligence du montage, la juste distance par rapport à l'image d'actualité et cette faculté d'imposer une temporalité autre que celle prosaïque du politique, celle de la poésie filmique. Du 14 Janvier et de ce qui s'en est suivi, il y a un trop plein d'images toujours les mêmes qui ne renvoient plus à rien parce qu'abandonnées à elles-mêmes, et exploitées jusqu'à l'épuisement de leur sens. Que des cinéastes jeunes et moins jeunes se soient précipités pour documenter l'histoire se faisant, quoi de plus noble ?, mais que leur volontarisme accouche de films de cinéma, rien n'est moins sûr. Lyes Baccar aborde la Révolution de biais, en allant pêcher ses images là où peu de gens sont allés, le happening pour la liberté de la presse, la première réunion houleuse de l'ACT, mais aussi à Sidi Bouzid, où un second jeune homme s'est suicidé par désespoir quelques jours après Bouazizi. Le souci du réalisateur ne réside pas tant dans la relation chronologique des faits, mais dans la saisie dans le temps et dans l'espace de cette onde de choc qui s'est propagée dans tout le pays pour le transformer à jamais. L'histoire a ses rythmes, elle est à la fois mouvement, bégaiement et suspension c'est ce qu'a bien compris Lyes Baccar en optant pour un montage qui se décline comme un journal qui alterne intelligemment des temporalités multiples, celle de la capitale et celle de la Tunisie intérieure meurtrie dans sa chair, celle des grandes communions populaires, des Sit-in d'El kasbah et celle plus poétique d'un citoyen de Kerkennah qui entreprend dos à la caméra et regard pointé sur la mer, de produire du sens par rapport à son engagement à El Kasbah 1. Des moments comme celui-là où tout semble s'arrêter pour faire place à la grâce d'un paysage, à l'étrangeté d'une situation saisie sur le vif, où à des plans quasi abstraits de ruissellement de gouttes d'eau sur la fenêtre d'une maison, lestent « Rouge parole » d'une dimension poétique . Ces pauses suspensives rendent possible le déploiement d'un temps de la méditation mais aussi une échappée des contingences de l'actualité brûlante pour mieux y retourner. En représentant un espace éclaté, non circonscrit à la capitale, « Rouge parole » restitue avec fidélité la dynamique d'une révolution dont le quatorze Janvier n'aura été que l'aboutissement. Sidi Bouzid, Thala et Kasserine ont payé un lourd tribut à la liberté, en verbalisant leurs douleurs devant la caméra de Lyes Baccar, les habitants interviewés de ces trois gouvernorats font preuve d'une volonté de faire le deuil de leurs parents, enfants et compatriotes tués de sang-froid. La vie après la mort, en dépit de tout. « Rouge parole » est l'œuvre inaugurale d'un cinéma tunisien sur la révolution où l'art arrive à prendre cette hauteur indispensable pour mieux voir le monde.