Par Gill Gilles Dohès - Comment expliquer qu'un peuple ayant subi vingt-trois années durant la poigne d'un Etat policier, qu'un peuple qui a su se lever, à la surprise de tous, dans un élan révolutionnaire historique pour réussir à mettre à bas un régime honni, car corrompu, qu'un peuple qui a su, en un temps record au vu des circonstances, organiser et gérer les premières élections libres de son histoire, comment expliquer que ce même peuple donc, ait fait le choix de voter massivement pour un parti tel qu'Ennadha ? Cette énigme hante tous les débats, suscite tous les affolements et nourrit abondamment l'enthousiasme des uns et l'incrédulité des autres, dans les salles de rédaction, les cafés, les campus, les domiciles, etc. Les experts d'ici ou là et dont certains sont l'objet d'un réel traumatisme, se perdent en conjectures, le paradigme à genoux, quant aux moins enclins à la réflexion ils en sont réduits à évoquer un naturalisme typique et convenu ; les Arabes seraient ainsi génétiquement prédisposés à la soumission et leur psyché à la répétition. Leur histoire en fournirait la preuve patente : anciennes colonies des ex-puissances occidentales, les pays arabes se complairaient naturellement dans l'obscurantisme et l'autoritarisme, quand il ne s'agit pas d'invoquer la théorie des climats, sottise qui traine dans les esprits depuis Aristote... Evidemment, les discours sont aussi gras que les preuves sont minces et la démonstration se réduit souvent à une méthode Coué saupoudrée de tautologie. D'autres encore, plus pertinents cette fois, se sont penchés sur l'étude de la langue arabe, tant il est vrai qu'une langue est une codification retransmettant une certaine image du monde, pas n'importe laquelle, mettant en avant le fait qu'elle est traversée de part en part, à longueur de locutions populaires ou d'expressions consacrées, par des références pléthoriques à des notions religieuses, qu'il s'agisse de dire « bonjour », « merci », « bon appétit », « au revoir », « ça va », etc. qui vont baliser le quotidien et favoriser, du moins en partie, l'apparition de certains modes de perception de soi, de relation à l'autre et au monde. Il est vrai que les Arabes ne savent pas dirent simplement « bonjour », et il est aussi vrai que les Français ne savent pas appeler la divine miséricorde sur la tête d'un étranger. La religion n'a (malheureusement) pas que des défauts, elle permet une compréhension du monde habité par une transcendance ; dès lors que l'on croit au Ciel, le miracle de la création divine devient permanent et résout, définitivement, les angoisses inhérentes à une modernité en mal de morale et de sens. Le processus démocratique est un immense pari qui peut rebuter les plus fragiles, ou alimenter les calculs des plus cyniques, car il repose sur des institutions dont la légitimité a été compromise par le passé et sur un contrat social qui risque de s'avérer défaillant s'il est privé de son aspect religieux. En attendant, mais pas trop, peut-être serait-il plus productif, d'accorder à Ennadha le bénéfice du doute tout en restant combattif à la moindre dérive, et de commencer à travailler de concert aux deux principaux chantiers que sont l'éducation et l'emploi. L'emploi restera, majoritairement, du fait de l'Etat, mais l'éducation nous concerne tous. La civilité arabe, qui n'a rien à voir avec le civisme inculqué en Europe (le civisme est une légalité de la survie, la civilité est une pratique de la vie), incombe à chacun d'entre nous ; et il n'y a rigoureusement rien de rétrograde à en honorer la pratique plusieurs fois millénaire. Après l'annonce des résultats des élections du 23 octobre dernier, les éditorialistes publiés chez les ex-puissances coloniales ont, dans un premier temps, poussé leur habituelle chansonnette, celle de l'inimaginable outrage fait à la démocratie qui, l'air de rien, reprenait la mélodie bien connue du « décidément, ces gens-là ne sont pas comme nous »… Puis, après de louables torsions neuronales, ils en sont arrivés à envisager, du bout des synapses, que le résultat du scrutin organisé en Tunisie était, peut-être, respectable. Grâce leur en soit rendue, mais les Tunisiens ne les avaient pas attendus. L'Occident, pour ce qu'il en reste, est, à la manière des amblyopes, incapable de voir et encore moins de se voir ; les beaux jours de la pensée réflexive et un peu (ou beaucoup) critique sont désormais terminés. Prise en tenaille entre le politiquement correct et un racisme dorénavant en pleine effloraison, la pensée critique a de plus en plus de difficultés à se faire entendre et se voit opposé, avec la navrante périodicité d'un métronome, un pathos nationaliste revanchard qui autorise les cafards à couiner haut et fort que « les trafiquants (de drogue, d'armes) sont, pour la plupart, noirs et Arabes », le tragique le dispute à l'odieux. Il fut un temps où des intellectuels, des vrais, pas des laquais ni des commis, s'érigeaient contre l'ignominie de la ségrégation, de la guerre ou de la colonisation. Sachons que ce temps-là est terminé. Il y a là une preuve éclatante que dans certains cas la modernité peut s'apparenter à un monstrueux retour en arrière, sachons en tirer les leçons qui profiteront au plus grand nombre.