Les résultats des premières élections libres organisées en Tunisie ont pour mérite de révéler au pays son vrai visage, un visage que l'ancien régime s'était échiné à masquer. Pendant des mois, emportés par le souffle historique de la révolution, les Tunisiens se sont rêvés « éduqués », « diplômés », etc. Et ils le sont bel et bien, en grande partie. Mais la Tunisie n'est réductible ni à sa capitale et à ses beaux quartiers, ni à sa banlieue nord, quasi principauté, et être «éduqué» ne signifie en aucun cas être «informé», pas plus que le bagage universitaire n'est une certification d'intelligence ou d'empathie; il existe, à travers tout le pays, des individus analphabètes aux ongles sales, n'ayant jamais fréquenté les campus et leurs pontes, usant leurs vies au rythme des saisons, trimant sous un soleil de plomb, et qui possèdent en eux des trésors de civilité et de courtoisie que ceux de la ville sont à des lieues de pouvoir même soupçonner. L'ancien régime a su, vingt-trois années durant, mettre en place une politique de ségrégation sociale, cultivant opportunément une mésentente entre la capitale et l'intérieur du pays, engraissant une élite fantoche au détriment des plus défavorisés ; l'ancien régime a su, et l'on reconnaîtra là l'intelligence d'une certaine bêtise, mettre à bas toute grille de lecture politique de la société tunisienne par ses membres. Les moujiks de 1917 n'étaient certainement pas plus éduqués que le peuple tunisien (pas moins non plus), mais leur vision du monde était forte d'un antagonisme fondateur entre les différents acteurs du mode de production, et qui disait antagonisme disait aussi possibilité de s'en émanciper. La société tunisienne n'a malheureusement pas échappé à une stratification de ses composantes et les choix récents des électeurs auront eu pour mérite de rendre cet état de fait visible. Des années de gangstérisme ont accentué les disparités sociales, les inégalités de traitement quotidiennes et ont creusé toujours davantage le fossé existant entre le droit et la pratique. Toutes les révolutions du monde sont un immense appel à la décence. Cependant, toutes les expériences précédentes ont montré que les fruits d'une révolution ne se moissonnent pas en neuf mois, la grossesse est infiniment plus longue et les possibilités d'avortement permanentes. Et là réside toute l'ambiguïté du résultat de ces élections : la victoire, nette sans être écrasante, du parti Ennadha est aussi le symptôme d'une idée d'émancipation, aussi difficile que cela soit à comprendre et à accepter. Emprisonnés ou instrumentalisés, contraints à l'exil par des corrompus, les islamistes ont l'attrait d'une certaine vengeance différée par-delà les années et les humiliations, d'une réappropriation de ce que le peuple tunisien considère comme faisant partie intégrante de son identité. En Europe, les programmes électoraux se focalisent bien souvent sur des sujets prétendus de « société » par des dirigeants imbéciles, la délinquance, les immigrés, la sécurité, atomisant ainsi les rares vertus de la politique par le refus de la réflexion, anéantissant la vision à long terme pour y substituer l'instantanéité de la réaction épidermique ; les mesures économiques, quand elles ne sont pas réduites à la portion congrue, se cantonnent alors à l'assentiment benêt des conditions existantes, le bêlement à l'unisson des moutons du CAC 40 et du FMI. En cela, la campagne électorale que vient de connaître la Tunisie n'aura pas tellement différé de ce qui vient d'être évoqué : le positionnement par rapport à la question religieuse, le choix de la laïcité ou son refus catégorique ont complètement phagocyté le débat politique qui pour le coup n'a pas au lieu, le trou noir idéologique ainsi généré a opacifié puis englouti toutes les autres considérations. Les propos ayant trait aux grandes orientations économiques à venir, aux choix de société, ou encore aux réformes vitales du système de l'enseignement ont été relégués à de rares meetings ou à des réunions entre déjà convaincus. Le travail effectué « sur le terrain » par les militants d'Ennadha, et l'essentiel des commentateurs s'entend pour reconnaître là un élément clé de sa victoire, ne doit pas faire oublier que les islamistes se sont toujours accommodés de la pauvreté, de l'inculture et du libéralisme économique, à l'instar de l'ancien régime et pour des raisons somme toute assez similaires : que l'on soit à la tête d'un gouvernement de gauche ou de droite, libéral ou tyrannique, laïque ou religieux, il est toujours nettement plus aisé de gouverner d'un œil goguenard une populace repue de football, enivrée de religions, cramponnée à son contrat de travail ou après son ordinateur portable avec toute l'énergie désespérée de ceux à qui l'on a déjà tout pris. Les Tunisiens ont-ils voté pour que la charia organise désormais toute la société, articule la moindre de leurs pensées et fonde l'essentiel de leurs vies ? La réponse à cette question n'est pas évidente, à moins de tomber dans les affres rassurantes d'un manichéisme de bon aloi. Toutefois, les choses se clarifieront d'elles-mêmes et assez rapidement : la Tunisie n'a pas besoin de « plus » ou de « moins » de religiosité dans son quotidien, mais la Tunisie a besoin d'enseignants convenablement formés et payés (et en cela la France fournit un contre-exemple riche d'enseignements), d'écoles décentes pour ses enfants, de médias libres aux mains de journalistes responsables et disposant d'un point de vue, d'hôpitaux correctement équipés, d'accès à l'eau potable, d'une politique de décentralisation des administrations et des industries, d'un partenariat ouvert sur le monde, d'une égalité, au moins en droit (et ce n'est là que justice) entre les hommes et les femmes, etc. Les chantiers sont innombrables et tout reste possible. Dans les mois à venir et lors des prochaines élections, la Tunisie aura encore la possibilité d'inventer, si elle se contente de choisir il sera temps d'intégrer le fait que la révolution aura échoué et que le sang aura coulé en vain, mais seuls les dogmatiques ont des certitudes de Cassandre.