Par Gilles Dohès - Depuis les résultats des élections du 23 octobre dernier, l'on peut entendre de-ci de-là, cahin-caha, les premières ébauches du programme du parti Ennadha. Et ce programme, quel est-il ? S'agit-il d'instaurer des soviets tout-puissants ou de privatiser à tour de bras des pans entiers de l'économie tunisienne ? Est-il question de proposer de nouvelles solutions en vue de permettre enfin à des milliers de jeunes au chômage de trouver un emploi ? Non. Le programme d'Ennadha, sa visée ultime, son alpha et son oméga consisterait plutôt à « ré-islamiser » la société tunisienne. Voilà qui a certainement de quoi surprendre plus d'un Tunisien ou plus d'un étranger résidant ici. Car quoi ? S'il est question de « ré-islamiser » un pays c'est bien qu'il ne l'est plus… islamisé. C'est bien connu, il suffit de sillonner les routes tunisiennes pour constater que le paysage est livré, pieds et poings liés, aux tentacules des synagogues, à la perfidie des cathédrales et à l'hérésie templière… Que les valeurs de l'islam s'étiolent mollement et que seuls quelques derniers sauvages perdus aux confins de la folie et de l'obscurantisme fêtent encore l'Aïd… Bienvenue dans la Tunisie nouvelle, paradis des paranoïaques ! Evidemment, nous sommes là en plein délire, car il est évident que la Tunisie, jusque dans son cœur, jusque dans son âme, est bel et bien, et souhaite rester, un pays musulman. Même les gauchistes les plus impatients, à part peut-être leur frange la plus radicale (et la plus infime) considèrent la religion musulmane comme faisant partie intégrante de leur identité sans que cela leur occasionne des poussées de schizophrénie (à part peut-être, une fois encore, une poignée d'hallucinés cloitrés dans des cellules capitonnées). Mais les hirsutes savent aussi bénéficier d'une marge de manœuvre en manipulant une certaine culpabilité qui n'est possible que tant que la religion restera affaire publique ; tant que les uns seront soumis au regard des autres pèsera toujours sur les épaules du frivole le petit soupçon écrasant du « pas assez » musulman. C'est très exactement ce qui se passe en Europe envers les croyants qui se voient toujours sommés de se justifier quant à leur foi, de se définir entre les deux pôles réducteurs que sont les « intégristes » (trop musulman, donc odieux) et les « modérés » (pas assez, mais assimilables), oubliant délibérément qu'entre ces deux bornes ineptes des millions de fidèles pratiquent leur foi en ne demandant rien à personne… à part peut-être qu'on leur foute un peu la paix de temps en temps, mais cela semble désormais tenir de la science-fiction la plus utopiste. Sans sombrer dans une nostalgie benoite, ce qu'elle est toujours, l'islam a brillamment démontré par le passé sa capacité à cohabiter avec, et bien souvent à enrichir, une dynamique historique certaine faite de dialogue, de confrontation et de découverte. Cette volonté de ne percevoir la richesse de l'islam qu'à travers le prisme déformant de l'intensification de ses rituels ne fait honneur à aucun de ses grands penseurs, à tous ceux qui ont su dispenser la lumière de leur curiosité, de leur savoir, de leur poésie et de leur sagesse à l'humanité tout entière. Une chose demeure cependant limpide : politiquement, socialement et économiquement parlant, le type de « ré-islamisation » préconisé par Ennadha permettra à n'en pas douter un bond de trois cents ans… en arrière. Et après tout, pourquoi pas ? Cela peut constituer un projet de société pas plus mauvais qu'un autre, à condition, bien entendu, qu'il corresponde aux aspirations de la majorité du peuple. À propos de grand bond en arrière, les propos tenus récemment sur l'antenne de radio Monte-Carlo Doulaya par madame Souad Abderrahim au sujet des mères célibataires, vaut son pesant d'infamie. Tout le monde a au moins perçu les échos, alarmés ou enthousiastes, de sa sortie radiophonique du 9 novembre dernier. De la bile de ses propos l'on peut retenir, comme toujours, que tout est de la faute des femmes. L'homme, cet animal moral et raffiné, a en effet des désirs simples, et lire les textes saints, couper du bois toute la journée en suant dans sa jolie chemise à carreaux suffit à l'épanouissement de son bonheur. La femme, quant à elle, n'est que lubrique atrocité, responsable, cela va sans dire, du désir qu'elle éveille dans le cœur des hommes qui ne demandent qu'à lire les textes saints et à couper du bois toute la journée. Qu'on se le dise, les femmes sont responsables !... des hommes qui se retournent sur leur passage, des réflexions ordurières ou des gestes déplacés qu'elles endurent en serrant les dents, du chômage, de la concupiscence, de la fonte des grands glaciers, etc. Et quand elles tombent enceinte, et que l'homme, cet animal moral qui ne demande qu'à passer paisiblement ses journées à couper les textes saints et à lire du bois, prend la poudre d'escampette vers d'autres noces méritées, c'est, encore et toujours, de leurs fautes. L'un des grands mythes de tous les régimes totalitaires a consisté à se réapproprier le corps féminin, qui dès lors n'appartient plus à son sujet, mais à l'Etat, au parti ou au clergé. Cette dépossession réduit la femme à une simple fonction, à un assemblage d'organes dont la contemplation est si hideuse qu'il mérite, pour le bien et l'équilibre mental de la communauté, d'être voilé. Qu'il s'agisse d'un coup de bluff ou d'une stratégie fatale, le discours de la représentante d'Ennadha a au moins le mérite de la clarté : « il n'y a pas de place pour une liberté intégrale ou absolue ». Nous voilà prévenus. Finalement, les propos de madame Souad Abderrahim sont empreints d'une rhétorique de la peur et sont en cela, on peut le déplorer, très similaires aux antiennes entonnées par les responsables d'Europe : peur de l'autre, peur de la perte des valeurs, de l'invasion, de la maladie… peur triste et un peu lâche de la vie.