De notre correspondant à Paris : Khalil KHALSI - Ils avaient quelques minutes pour convaincre. Parfois pas trop de moyens, un scénario porté par sa seule ambition et un talent tantôt débordant tantôt canalisé. Autant de petites promesses pour un renouveau du cinéma tunisien. Coups de cœur. Le rideau est tombé sur la 3e édition du Festival du Film tunisien à Paris, qui s'est tenu les 25, 26 et 27 novembre derniers au Reflet Médicis, dans le Quartier Latin, après deux ans d'absence (cf. notre article d'hier, mardi 29 novembre). Plusieurs prix ont été décernés à l'issue de la dernière journée, dont le prix du Scénario, accordé en partenariat avec France Télévisions, pour soutenir un projet de court-métrage qui sera diffusé sur France 3 une fois réalisé. La chance a frappé à la porte de Lotfi Achour (comédien formé à l'Institut d'Etudes théâtrales de Paris, il est également metteur en scène de théâtre et réalisateur du film « Ordure » en 2006) pour son projet de court-métrage « Au nom du père » (en collaboration avec Natasha de Pontcharra) ; synopsis : « Hédi, chauffeur de taxi à Tunis, prend en course un soir une jeune femme enceinte sur le point d'accoucher. Cette brève rencontre, par un enchaînement malvenu de hasards cocasses et tragiques, va bouleverser le cours de sa vie. Cette histoire est inspirée d'un fait-divers qui s'est déroulé à Tunis, il y a quelques années. » Par ailleurs, un jury de professionnels des arts de la scène (Norbert Saada, producteur de musique, de cinéma et de télévision ; Mehdi Ben Attia, cinéaste franco-tunisien, sa dernière réalisation était le long-métrage « Le Fil » ; Sonia Mankaï, actrice de théâtre, elle a été révélée au public tunisien dans « Un été à la Goulette » de Férid Boughedir) ont décerné le palmarès où « Vers le nord » de Youssef Chebbi s'est taillé la part du lion : meilleur Film, meilleur Réalisateur, meilleur Rôle masculin pour « Helmi Dridi » et meilleure Image pour Amine Messaadi (également sur le court-métrage « Le Pont » d'Ali Hassouna). Le prix du meilleur Rôle féminin est allé à l'incontournable Wajiha Jendoubi pour son jeu mémorable dans « Linge sale » (un des meilleurs moments de la dernière session des JCC) ; ce court-métrage de Malik Amara a aussi permis à Oualid Ouerghi de remporter le prix du meilleur Son. Alors que Badi Chouka a reçu le prix du meilleur Montage pour son travail minuté, tout en rigueur et en minutie sur « Pourquoi moi » d'Amine Chiboub, lequel a séduit le public au point de le plébisciter. Coups de cœur Parce que « Pourquoi moi » est un film qui plaît. Gentil (malgré tout le cynisme qu'il exprime), esthétiquement beau, drôle, on ne peut que l'aimer. C'est un peu l'histoire du papillon qui bat des ailes en Californie pour provoquer un tsunami au Japon. À une moindre échelle, un directeur émasculé par sa femme s'emporte contre son personnel qui utilise des dossiers roses – la révolte contre la féminité est bien sous-entendue dans le choix de la couleur – jusqu'à ce que, en fin de journée, un petit garçon se venge sur un chat inoffensif. Entre le premier maillon de la chaîne et le dernier, il y a toute une série de rencontres, de croisements, de joutes verbales, d'accidents, et une ambiance électrique atténuée par la cocasserie des situations. L'on rigole face à ce miroir de notre société tunisienne comme on l'aime, grincheuse, égoïste et intolérante. Et le fait que l'action se situe en plein Tunis n'est guère trompeur, puisque c'est là que se cristallisent toutes les pulsions noires de la population, dans l'agitation de la capitale, les bruits et l'effervescence de tout ce beau monde enfermé sur la place de Tunis, cette cocotte-minute. « Pourquoi moi » ressemble à une réclame télévisée, et Amine Chiboub – diplômé de l'ESRA, Paris, et entre autres réalisateur et assistant-réalisateur sur des spots publicitaires – nous vend de la légèreté en bobine, édulcorée, aux couleurs éclatantes, au cadrage irréprochable, à l'image léchée… Comment ne pas être acheteur et éviter de tomber dans le piège de la société de consommation qui arrive à nous revendre nos propres défauts ? « Vers le nord » de Youssef Chebbi (sélectionné en compétition internationale du Festival du Court-métrage de Clermont-Ferrand, un des plus prestigieux festivals de courts au monde), quant à lui, ne ménage personne. Sans concessions, obscure, oppressante, très proche de la réalité malgré une fantasmagorie cynique que l'on ne saurait vérifier – mais, après tout, pourquoi pas ? –, cette histoire de fuite, comme l'indique le titre du long-métrage, vient ébranler la lignée des films de ces dernières années où des réalisateurs, embourgeoisés et enfoncés dans les canapés de leur création affalée, se rendent compte qu'ils doivent renouer avec leurs origines et s'intéresser aux gens qu'ils ont laissés là-bas, en pleine campagne, et qui rêvent eux aussi de partir. Cela a donné des films dont on n'a plus aucun souvenir – ou dont il ne faut plus se souvenir, par égard au bon goût – comme « Lombara » d'Ali Laabidi. La réalité dont parle le court-métrage de Youssef Chebbi est crue, découpée dans la mer aux dents de scie, dans la lumière tranchante de ces lampes-torches qui guident les voyageurs de la nuit vers le ventre de la mer. Construit selon un rythme grandement maîtrisé du suspense, avec les rebondissements et les soubresauts qu'il faut, au point de nous faire oublier la caméra scrutant au plus près du visage des acteurs livrés à eux-mêmes, « Vers le nord » est le récit d'un exode avorté, de la rive sud à la rive nord, de l'humanité à la bestialité, de la fiction à la réalité (et vice-versa). En réinventant le thème des voyageurs clandestins autour de celui du trafic d'organes, Youssef Chebbi a peut-être mis le doigt sur le salut du nouveau cinéma tunisien : nous n'avons pas besoin d'un art documentaire, mais d'une réalité qui sache se renouveler dans la création. Pour les esprits les plus noirs, ce serait l'Unheimlich. Coups de gueule Comment, après un tel franc-succès, accorder du crédit à une malheureuse réalisation comme celle de « Tabou » ? Un titre qui vous en donne plein la figure, avec une actrice qui vous en donne plein les yeux et les oreilles, je nomme Emel Mathlouthi. À croire que, au moment où Meriem Riveill voulait tourner son « sous-métrage », la chanteuse à la « parole libre » était la seule comédienne disponible dans ce Tunis vide à l'heure de la rupture du jeûne. Raouf Ben Amor et Dalila Meftahi ont été, quant à eux, trop généreux. Ou alors désespérés pour s'être investis dans ce film aux grosses ficelles, trop grosses. Parce que c'est un contre-emploi pour la Mathloulthi dont la parole est libre mais qui, là, ne parle pas. Parce qu'elle cache un secret. Tabou. Elle a dix-huit ans et elle ne veut pas faire l'amour avec son copain qui dessine ses rondeurs sous le jean et le tablier de lycéenne, un jour de ramadan. Elle a un chat qui s'appelle Baydha, « blanche », alors que son pelage est noir. Pureté maculée. Elle passe devant la fontaine de la place anciennement nommée 7 novembre, où les jets d'eau montent tout à coup. Message politique ? Non. Ejaculation du passé. Ou pas. C'est l'eau purificatrice. Ou pas. L'eau de la douche qui la renvoie au passé, où son grand-père glisse sa main sous la robe (une séquence qui met en scène un vieil acteur et une petite fille, affreusement mal tournée et qui aurait pu être plus efficacement choquante s'il y avait eu la moindre part de talent). L'eau dont la mère se remplit un verre (sans refermer le robinet pendant qu'elle boit, de quoi exploser son budget) et qui va, tout à coup, délier la langue de la jeune fille. C'est juste magnifique… Tout aussi magnifique cette histoire d'urnes en bois fabriquées après l'indépendance et envoyées aux démocraties arabes censées naître alors après la colonisation, dans « L'héritage du menuiser » de Mohamed Ben Smaïl – le plus âgé des réalisateurs de ces courts-métrages, mais le dernier de la classe. Le film se veut visionnaire. L'on se fait des films. Images esthétisantes, voix-over arabisante et poétisante, propos philosophants, et une petite-fille qui revient de son exil pour déterrer le legs de son grand-père menuisier et lire une lettre au bord de la piscine avec ses lunettes Gucci, allons maintenant faire la révolution… Tout est dit. Ou pas.