Epidémie d'un langage sarcastique Où que vous vous trouviez, devant l'état d'un vendeur de légumes et de fruits, chez un épicier, dans un café populaire ou de luxe on vous hèle « ya hajj » (ô pèlerin), « ya hajja », « ya maâllem » (ô spécialiste), « ya chef » (ô chef). L'apostrophe est choisie, bien entendu, en fonction de l'âge du locuteur et de l'interlocuteur. Le comble c'est que des professionnels tels que les médecins, les avocats, les enseignants, les animateurs et les animatrices à la radio et à la TV utilisent avec fierté les mêmes clichés tout en se croyant ancrés dans les normes de la politesse. Mais cette catégorie, censée choisir son registre, s'imagine le plus souvent qu'elle est entourée d'un public de « hajj » Qu'y a-t-il de mal dans cette nouvelle forme de communication ?
Un registre de langage antiphrastique Vraisemblablement, le phénomène d'apparence banale devient si répandu qu'il suscite quelques appréhensions. D'abord, elle vient se substituer à une autre relation plus affective qui utilise «monsieur», «mon oncle», «ma tante», «mon frère», «ma sœur», «mon voisin», «ma voisine». Naturellement, ces mots qui appartiennent à notre patrimoine, n'ont rien de banal et s'actualisent davantage grâce à leur degré d'honnêteté et de spontanéité. C'est vraiment un langage de civisme qu'on a bradé sous le poids d'un traditionnalisme artificiel, malicieux et insidieux puisé dans les milieux des commerçants avides et renforcé par les feuilletons médiocres et les chaînes obscurantistes pléthoriques. En fait, ces clichés se transforment non seulement en anti-phrases qui visent à se moquer de l'interlocuteur mais également en signes de malhonnêteté, car le plus souvent les gens appelés ne sont ni » hajj », ni « maâllem », ni « chefs ». De surcroît, tous les utilisateurs de ces clichés mesquins choisissent leurs victimes. Ils les sélectionnent en fonction de leur apparence qui annonce leur degré d'éveil, leur statut social. Par exemple, on ne dit point « ô pèlerin » à une personne qu'on croit ministre, PDG, directeur ou à une personne d'apparence branchée sur la modernité. Au contraire, leur proie est souvent un être jugé écrasé, fataliste et « simple ». Pis encore, ces clichés engendrent à la fois des sentiments de frustrations silencieux et de ressentiment. En effet, toute personne hélée se borne à encaisser cette cruauté étoffée sans broncher, car toute réplique de sa part risque d'aboutir, à une joute, une rixe, une altercation et parfois à un bourbier. Du coup, il n'est pas admissible que ces clichés se généralisent au point que tout le monde insulte tout le monde même sur les plateaux de télévision. Car, ces formules stéréotypées valorisent un marketing moyenâgeux et hypocrite qui humilie les citoyens et qui fait d'eux des cow-boys résignés mais sans conviction. Bref, l'utilisation du sacré hors de son propos et son décalage nuisent à la spécificité du citoyen et à son intégrité morale. Pis, encore, elle véhicule une naïveté médiévale partagée. Donc, la meilleure manière pour s'adresser à une personne familière ou inconnue c'est d'être neutre en disant : « Monsieur », « madame », « mademoiselle » ou « citoyen ». Certes, le retour au registre de notre patrimoine est souhaitable, mais hélas ! Il s'est brisé, et le risque de tomber dans une nouvelle forme d'ironie n'est pas écartée.