Nous avons vécu le jour des merveilles dans la transparence éblouissante de ce matin de Janvier, nous avons vécu un moment unique et béni, le jour où la lumière est née, a inondé nos cœurs et nos rues et dissipé les ténèbres, les brumes et les brouillards d'une interminable nuit. Le jour où nos cœurs ont battu à l'unisson le glas d'un règne révolu. Le jour où réveillés d'un sommeil exaspéré, nous avons jeté nos œillères, déchiré nos muselières et les linceuls de nos pensées. Le jour où nous avons cassé les murs de nos appréhensions et de nos peurs. Le jour où nous avons bravé nos geôliers, poussé les gonds de nos portes scellées et entonné le chant de la délivrance. Le mois qui précéda fut morne, pesant, lourd et sombre. Les nouvelles chuchotées à voix étranglée étaient alarmantes. La contestation gagnait tout le pays et grondait comme un tonnerre annonciateur d'une tempête à venir. Inquiétude, interrogations, incertitudes et angoisse nous tiraillaient. Des grèves, partout. Des revendications, partout. Face au silence et au mépris, le vent de la colère se déchaîna, implacable. Fébriles, nous étions à l'affût de nouvelles distillées par les uns ou par les autres, nous nous jetions dessus, affamés d'informations. Des tragédies se jouaient ici et là. Des manifestations impressionnantes. Des slogans coups de poing ! Jeudi 13 Janvier, le pays s'arrêta de vivre. A 11h du matin, les magasins fermèrent. Les vols intérieurs furent avancés, certains trains et bus annulés. A 15h, Tunis était une ville morte. A 20h intervention du dictateur. A peine un quart d'heure après, quelques individus, des jeunes et des femmes traversent la Place Barcelone et accourent vers l'Avenue Bourguiba, brandissant des drapeaux tout neufs et les portraits rutilants du dictateur et crièrent leur « soutien indéfectible », ultime mascarade d'un régime vacillant. Vendredi 14 Janvier, 10h du matin, devant le siège de l'UGTT, la foule des grands jours. Ils arrivèrent de partout, les rues adjacentes étaient bondées. Ils étaient, tous, là. Un bouillonnement inattendu, un enthousiasme sans précédent. Fin du silence, fin de la stagnation qui a ankylosé nos esprits et nos rêves, a tué toute velléité. Des règnes interminables nous ont anesthésiés et désespérés, persuadés de notre incapacité à protester et à changer cette maudite fatalité. Face à la régénération des démocraties, nous nous sentions inférieurs. La première vague des manifestants balaya le service de sécurité déployé devant l'Ambassade de France, bientôt débordé, il recula et la rue nous appartint. Nous avons vécu le jour des merveilles, telle une houle énorme, nous avons assommé le pouvoir, défié les fonctionnaires zélés, en train de filmer la scène du haut du Théâtre Municipal. Nul n'a pu briser notre élan. Ce fut l'effervescence d'une transe. Nous avons brandi le drapeau de la patrie, l'avons accroché aux arbres de l'avenue. Nous avons rempli l'espace de nos graffitis revendicateurs, avons crié notre colère, avons fracassé les anciennes idoles. Ce fut le jour d'une marée sans rivage, « un jour comme un oiseau sur la plus haute branche ». Ce fut le jour où des étoiles bourgeonnèrent sous les pavés Le jour où nous avons recouvré la parole, inventé des slogans nouveaux pour dire l'espérance, verbalisé nos désirs et donné des ailes à nos rêves. Depuis, nous avons connu des cahots, des nuages et des orages, des flambées d'espoir, des creux de vagues et des vagues à l'âme, des incertitudes et des déceptions, des remises en cause et des moments pénibles. Nous avons connu le désenchantement, le goût âpre de la défaite, le fracas de l'âme et le désir de survivre à nos désillusions et, au-delà de tout, compris que nous ne nous résignerons plus jamais, que nous ne nous tairons plus jamais, et réalisé, surtout, que pour vaincre la désespérance, il faut savoir regarder en face le soleil levant.