La littérature tunisienne est au cœur de l'événement grâce au dernier numéro de la prestigieuse revue littéraire londonienne, Banipal, Magazine of modern arab literature. Ce numéro, le trente-neuvième, paru début octobre dernier, a été présenté à la Foire du livre de Francfort à l'occasion d'une table ronde autour de «La littérature tunisienne moderne». Samuel Shimon, écrivain et éditeur de haut vol, à qui nous devons notamment Un Irakien à Paris (traduit de l'arabe par Stéphanie Dujols, Actes Sud, avril 2008), a tenu à ce que la Tunisie ait son mot à dire à Francfort, en réunissant trois personnalités représentatives du monde du livre tunisien, l'écrivain Habib Selmi, l'éditeur, traducteur et nouvelliste Walid Soliman et le président de l'Union des éditeurs tunisiens, Nouri Abid. Samuel Shimon qui, dans son éditorial, précise «qu'il a découvert la littérature tunisienne il y a plus de trente ans suite à une pure et étrange chance », nous révèle que ce sont ses amis Khaled al-Najar, Habib Selmi et Hassouna Mosbahi qui lui ont permis de mieux connaître nos poètes et écrivains dont il a publié des textes traduits en anglais dans Banipal. C'est ainsi que des classiques comme Abou El Kacem Chebbi, le groupe Taht Essour, Mustapha et Béchir Khraïef, Mahmoud Messaâdi ou le sublime Ali Douagi côtoient les écrivains de la nouvelle génération, celle de l'Indépendance, à l'instar de Samir Ayadi, Ezzedine Madani, Mohamed Ghozzi, Moncef Ouhaibi, Mansour M'henni, Amina Saïd, Tahar Bekri, Amel Moussa, etc. Cette publication relève littéralement de la prouesse éditoriale, dans la mesure où la littérature tunisienne demeure secrète sur la scène arabe locale et surtout internationale. Comme si nous devions attendre chaque fois une trentaine d'années pour qu'un aperçu significatif de notre littérature soit disponible. Oui, rares sont les dossiers en revue ou les traductions en volume qui lui sont dédiées. Souvenons-nous par exemple d'Ecrivains de Tunisie, anthologie de textes et poèmes traduits de l'arabe, Paris, Sindbad, 1981, par le brillant tandem Taoufik Baccar et Salah Garmadi. Mais, à quoi bon se lamenter, tant le volume de Banipal 39 risque d'annoncer une ère nouvelle à l'aube de la seconde décennie du vingt-et-unième siècle. Les textes recueillis dans ce volume témoignent aussi bien d'une vitalité que d'un renouveau permanent de notre littérature qui, de génération en génération, d'une sensibilité à l'autre, d'une langue à l'autre (l'arabe et le français), prouve à bien des égards que certains écrivains œuvrent et qu'ils sont en quête d'une langue, d'une identité et surtout d'une existence véridique. Car, au fond, c'est de cela qu'il s'agit et qui semble avoir été pris en compte par Samuel Shimon, Margaret Obank et l'équipe de Banipal : la littérature tunisienne contemporaine est à venir, elle est en devenir, et si le dossier donne à lire des noms connus aux côtés d'autres qui le sont moins, c'est que rien n'est encore fini et que tout demeure possible. À ce titre, Samuel Shimon écrit à la fin de son éditorial : «Le présent dossier n'en demeure pas moins une image incomplète de la scène littéraire tunisienne. Il sera suivi par d'autres travaux qui révéleront de nombreux écrivains absents, à l'instar de Salah Eddine Boujah, Najat al-Adouani, Abdel Jabbar al-Ush, Abou Bakr al-Ayyadi, Moncef Ghasham, Mohamed Ridha al-Kefi, Hicham Qaroui, Amel Mukhtar, Youssef Rzouga et d'autres. » Il s'agit, à nos yeux, d'une heureuse annonce et non d'une conclusion, puisque l'éditeur semble tenir compte de la richesse de notre littérature qui, féminine ou masculine, arabophone ou francophone, confirmée ou prometteuse, a décidément de la matière et a de quoi étonner. Que certains noms aient été passés sous silence ne devrait nullement nous alarmer. L'écueil est toujours d'actualité dans ce type d'entreprises. Peut-être faut-il regretter qu'une partie du dossier de Banipal 39 n'ait pas été dédiée à la critique littéraire tunisienne qui est active et présente, aussi bien dans le monde arabe qu'à l'échelle internationale. Les noms de Salah Garmadi, Taoufik Baccar, Mahmoud Tarchouna, Mabrouk Mannaï, pour ne citer que ceux-là, auraient donné plus de matière et de substance au volume, car nulle littérature ne naît de rien et toute grande littérature est secondée par une pensée théorique. Mais gardons le cap sur l'avenir en affirmant que beaucoup de voix éclosent, en Tunisie et à l'étranger, comme celle de Jonas Hassen Khemiri, né en 1978 à Stockholm d'une mère suédoise et d'un père tunisien, dont l'œuvre est déjà traduite en plusieurs langues et saluée par la critique internationale. Il serait judicieux de lire cette œuvre en la rattachant à la double identité de l'auteur : dans cette immense tectonique des plaques qu'est la création littéraire, l'identité est complexe et protéiforme, et c'est à ce titre qu'il faudrait, comme Chebbi et Messaâdi qui sont les plus significatifs de nos aînés, aller à la recherche de nous-mêmes dans les langues et les cultures de l'autre. Nous ne pouvons alors que saluer ce numéro de la revue Banipal qui, avouons-le, contribuera à lever le voile sur la littérature tunisienne. Le crédit dont elle profite auprès du public anglais, européen et international, attirera les regards sur plusieurs de nos écrivains qui, nous en sommes sûrs, seront lus, traduits et présentés comme quelques-uns des plus passionnants de leur pays, de leur langue, de leur continent et plus encore.