(Intervention de Hélé Béji au Forum du Magazine Marianne à l'occasion du cinquantenaire de la guerre d'Algérie, Marseille-30 mars 2012) Par Hélé Béji - La révolution tunisienne porte en elle la sortie de la domination. La question que je me pose est la suivante : comment rendre irréversible cette fin de domination ? Est-ce que la liberté va survivre au moment révolutionnaire lui-même, et de quelle manière ? Deux événements mondiaux ont ouvert le XXIème siècle, le 11 septembre 2001, le 14 janvier 2011. Dans l'un, la condition humaine a divorcé de son humanité sous la terreur ; dans l'autre, elle s'est réconciliée avec elle dans une révolution pacifique. Leur seul point commun : ils ont été le fait de Musulmans, des fanatiques d'un côté, des humanistes de l'autre. La nouveauté du 14 janvier, c'est qu'un peuple arabe ne s'est pas levé par haine de l'Occident, mais contre les siens. C'est une première. Mieux, c'est comme si l'histoire de l'Europe se poursuivait dans la non-Europe, dans l'anti-Europe, dans le sillage des révolutions européennes de 1789, de 1989, ou de mai 1968. On n'est plus brouillé par le dogme de la différence culturelle, ni d'une culture arabe imperméable à la démocratie. La nature de la révolte a changé, elle n'est plus de l'ordre de l'identité, mais de la liberté. C'est ça la révolution. Pourquoi en Tunisie ? Pourquoi une révolution chez un peuple par nature peu enclin aux ruptures radicales, plus conciliant qu'intransigeant ? Un fil directeur peut-être : la modernité tunisienne. Avant même la colonisation, puis après l'Indépendance, les Tunisiens se sont engagés dans un long travail de modernisation de leur société. Musulmans, ils ont choisi le droit positif pour régir les lois et l'égalité des sexes ; arabes, ils se sont tournés vers l'Occident plutôt que vers l'Orient ; pauvres, ils ont refusé le totalitarisme communiste ; monarchiques, ils ont opté pour la république ; anticolonialistes, ils ont conservé la langue française ; croyants, ils ont choisi un gouvernement civil. Donc, pour imprévisible qu'elle ait été, la révolution tunisienne poursuit un réformisme commencé au XIXème siècle. Mais alors, une question s'impose. Si les Tunisiens ont un penchant avéré pour l'évolution, pourquoi ont-ils fait la R-évolution ? Pourquoi n'ont-ils pas continué dans le sillage de ce réformisme tempéré et constant ? Pourquoi cette rupture radicale avec une dynamique qui savait s'adapter sans cassure aux exigences du temps ? Parce que quelque chose dans le modernisme tunisien n'avait pas fonctionné : la liberté. Progressistes, ils sont restés en-deçà de la valeur centrale de la modernité, la liberté. Ils n'étaient modernes qu'à moitié. La structure politique restait archaïque. Les réformes avançaient, mais le politique se figeait, se durcissait en dehors de cette évolution. Le politique, paradoxalement, a été agent et obstacle de cette évolution. Il s'est trouvé dépassé. C'était un modernisme autoritaire, administré par un Etat fort qui a fini par semer les germes de son rejet, dans un effet dialectique. Un peu comme le colonialisme, qui avait formé les élites nationales qui se sont retournées contre lui, au nom des valeurs enseignées à l'école française. Donc, la Révolution tunisienne a ajouté au réformisme tunisien son chaînon manquant, la liberté. Tout serait bien dans le meilleur des mondes possibles, comme dirait Pangloss, si les élections n'avaient pas enfanté, le 23 octobre 2011, une créature génétiquement modifiée au regard de la révolution, une majorité religieuse à la Constituante. Revers énorme de l'esprit post-identitaire, déni de l'âme libertaire du soulèvement populaire. A une révolution non-religieuse succède une Assemblée de croyants, et non plus de citoyens. Est-ce une seconde révolution, « religieuse » cette fois-ci, une contre-réforme, une restauration ? Cela voudrait dire que l'absolutisme religieux peut survivre à l'absolutisme politique. Je tenterai d'expliquer cet échec de la politique moderniste par le fait que la valeur moderne s'était trop confondue, au fil des années, avec l'autoritarisme, risquant du même coup d'être emportée avec lui. La résistance islamique étant apparue comme celle de la liberté contre la tyrannie, ce n'est donc pas la religion qui a le plus pâti de la domination politique, mais la modernité elle-même. Car, aussitôt rendus à la liberté de voter, une majorité de Tunisiens s'est empressée de choisir le camp religieux, comme si leur réflexe d'allégeance surpassait leur élan de liberté, comme si la tradition était plus attractive que la modernité. Mais en même temps, on ne pouvait ignorer que la valeur moderne fût inhérente à la révolution elle-même, et que c'était le mérite de cette révolution moderne d'avoir fait éclater le paradoxe non-viable d'une modernité sans liberté, libérant du même coup la virulence des prêches religieux contre le modernisme lui-même. La révolution a donc fait apparaître la scène cachée, le pays réel. Quelle leçon en tirer ? Que la démocratisation ne se fera plus sur le déclin du religieux, comme cela avait été le cas en Europe. La sortie du religieux ne suit pas l'ordre du temps des Lumières, quand la liberté s'était constituée contre l'hégémonie de l'Eglise. La démocratie ne peut plus parier sur la régression du religieux, mais doit se penser dans sa progression. Autrement dit, la chute du despotisme politique ne signifie pas la fin de la domination, mais la fragilité du processus moderne. Quel est le danger ? D'abord, je crois peu probable qu'aucune force, même à majorité religieuse, soit en mesure aujourd'hui de confisquer la totalité de l'appareil politique au sommet de l'Etat. L'oppression ne viendra plus d'en haut, quelles que soient les velléités dans ce sens. C'est le bienfait de la révolution : la disgrâce du « pouvoir », de tout pouvoir, a été compensée par la légitimité de le dénoncer sans relâche. Mais le danger a changé de lieu : l'oppression peut venir d'en bas, de la société qu'on appelle « civile ». Il est illusoire de croire qu'une société est par essence « civile ». Si cela était vrai, il n'y aurait jamais eu de guerre civile dans l'histoire. Ce qu'on appelle « société civile », en réalité, n'est jamais à l'abri de sa propre incivilité. Aujourd'hui, des paquets de femmes voilées dans la Constituante ; des appels au meurtre contre les modernistes, les juifs, les journalistes, les personnalités ; des phalanges djihadistes lancées contre l'Université, temple trop sceptique du savoir ; bref des foyers de tyrannies sortent de la société elle-même. En conséquence, le modernisme tunisien, pris en défaut par son passé antidémocratique, risque aujourd'hui d'être menacé par la démocratie elle-même, par le droit juridique religieux émanant de la « volonté populaire », et d'une majorité électorale « religieusement correcte ». Le dilemme est le suivant : comment empêcher la défaite du modernisme tunisien face à des prosélytismes agressifs se fondant sur leurs « droits démocratiques » ? D'abord en renonçant à l'illusion d'éradiquer le religieux du paysage politique. Le tort du pouvoir moderniste, je l'ai dit, était d'avoir voulu régner sans débattre librement avec les non-modernes. Cela l'a affaibli, cela n'a pas marché. Le réformisme tunisien doit montrer, encore une fois, sa capacité de s'adapter à son époque et de comprendre son temps, comme il a toujours su le faire dans les moments cruciaux. La résurgence religieuse est un signe de notre temps, elle n'est pas une affaire du passé. Le réformisme tunisien doit démontrer son talent de confrontation et de débat avec les non-modernes. N'étant plus en position de pouvoir réprimer, le modernisme n'accepte pas davantage que la religion le réprime à son tour. Le destin de l'islam en démocratie (y compris en Europe) sera déterminé par l'issue de cette épreuve. Ici, les modernistes ont peut-être un argument, qu'ils n'ont pas assez exploité selon moi. C'est que l'archaïsme de l'ancien régime, même sous des apparences civiles, non-religieuses, et sous l'habit moderne, en réalité n'était pas sans rapport avec l'obédience religieuse. La religion en Tunisie n'est pas uniquement facteur de résistance et de liberté. Elle a aussi nourri la domination et la représentation sacrée du pouvoir, et elle continue de le faire. La religion, ayant été partie prenante du sacré en politique, n'échappera donc pas elle non plus à sa désacralisation par la démocratie. Ainsi, si le modernisme tunisien, trop confondu dans l'histoire avec le « pouvoir » où il s'est laissé enfermer, n'a pas su se doter d'une « autorité » au sens moral, c'est l'islam désormais, qui voulant reprendre le flambeau de cette autorité, risque d'incarner un pouvoir encore plus total si l'archaïsme s'inscrit dans sa lettre même. La volonté de Nahdha de ne pas inscrire la Charia dans la Constitution a le mérite d'avoir compris la force irréversible de cette logique. Par sa rationalité, la décision du 26 mars 2012 doit être saluée comme un geste politique qui transgresse ses propres interdits, et qui prend place dans les grandes dates du réformisme tunisien dans l'histoire. La révolution a retrouvé le temps de la Réforme. Grâce à la Révolution, nous avons découvert la faillite d'une modernité qui voudrait fonctionner sans démocratie. Il devient clair que la démocratie tunisienne ne pourra pas fonctionner sans modernité. Forum Marianne, Marseille, 30 mars 2012