Sauf à remonter à des périodes forts éloignés, la Tunisie n'a sans doute jamais été aussi fragilisée qu'en cette période de transition démocratique et une fois encore, comme aux jours les plus sombres de Carthage, le pays fait l'objet des appétits les plus rapaces et des ambitions les plus funestes. Cette transition démocratique, riche de tous les espoirs en ses premières heures, se révèle désormais grosse de toutes les anxiétés ; après les moments de liesse et les « plus jamais » surviennent les moments d'abattement et des « ça recommence… ». Depuis le début de l'année 2012, le pays tout entier est devenu le nouveau terrain de chasse de prédicateurs bien souvent hors la loi qui ont fait de la violence et de l'exclusion le fonds de commerce de leur négativisme.Et à chaque représentation, combien de stocks de livres vendus ? Combien de lots de DVD ?...Car les cyniques de tous les horizons du monde possèdent cette vertu de ne jamais oublier de faire tinter le tiroir-caisse à la moindre occasion. En période de crise, identitaire ou économique — qui ne sont que les deux versants de la même machination visant à perpétuer un ordre social donné—, le commerce de la haine et de la manipulation est bien le seul à ne pas connaître de récession. A cet affligeant défilé, qui s'accomplit et se poursuit avec la répréhensible complicité des forces du désordre, s'ajoute depuis peu le retour au pays de « figures » de l'activisme, du djihadisme ou du terrorisme international. Là où un Etat de droit prendrait des mesures, au moins de surveillance, au mieux de contention, et ce pour le simple bien-être de sa population, voilà que la Tunisie nouvelle offre un havre ensoleillé, une solution de repli à l'ombre des dattiers. La responsabilité des autorités est pleinement engagée dans cet engouement qu'elle autorise, quand elle ne le suscite pas. Qui plus est, au lieu de s'atteler prestement à la noble tâche qui lui a été confiée lors des élections d'octobre dernier (à savoir la conception puis la rédaction d'une Constitution) l'actuel gouvernement cède à la vaine politique des « petites phrases » ou de l'inertie, ou encore, à la manière des Apaches, déploie ses rideaux de fumée en espérant brouiller les pistes… et il aura fallu patienter trois longs mois (sur la seule année supposée de sa présence) pour apprendre ce que le gouvernement ne ferait finalement pas… Certes, l'annonce faite au début de la semaine dernière de garder en l'état l'article 1er de la Constitution bourguibienne a soufflé un vent de fraîcheur bienvenu, mais la débauche de signaux inquiétants évoqués plus haut incitent toutefois à la plus grande vigilance. Car il ne faut pas perdre de vue que le génie du caractère opérationnel de l'article 1erréside dans le fait qu'il est intégré à un corpus de textes qui le soutient et le consolide tout au long de ses paragraphes et alinéas traitant des libertés individuelles, du CSP, de la liberté de la presse, etc. Mais pour qui le voudrait et serait assez judicieux, il serait parfaitement envisageable de le maintenir en l'état, en effet, et d'en neutraliser complètement la pratique par l'ajout d'articles qui en contraindraient l'exercice… En faisant, par exemple, incidemment référence à une certaine morale islamique ou à des principes importés et intouchables. Et le tour serait joué. Le statut des femmes revêtira lui aussi une importance prépondérante et se devra de bénéficier d'un traitement particulier dans les textes de la future Constitution, nous verrons bien ce qu'il en sera. Mais continuer à rejeter dos à dos les deux modèles pointés du doigt comme étant dominant, celui qui serait « hram » et celui qui serait « halel », ne mènera qu'à des impasses stériles d'où seules les forces réactionnaires sortiront triomphantes. Qu'il soit « Occidental » ou « musulman », le sort réservé aux femmes demeure cependant toujours le sort décidé par les hommes ayant le pouvoir d'édicter leurs lois. Il est vrai que depuis des décennies des voix diverses, parfois illustres, tentent de se faire entendre pour décrier à juste titre l'aliénation que subissent les femmes dans les sociétés industrialisées : réification, manipulation, exhibition, etc… et que le fruit des luttes tarde à mûrir, en Europe pas moins qu'ailleurs. Mais offrir comme alternative le retour à la cuisine et au maternage ou une pure et simple disparition sous un linceul ne constituer a jamais une solution digne de ce nom. Pour mener à bien sa révolution la Tunisie n'a pas d'autre choix que celui de s'inventer elle-même et devra pour y parvenir mobiliser tout son génie et tout son courage, regrouper tous ses talents, elle l'a déjà fait et saura le refaire.Mais si elle se contente de copier un modèle, quel qu'il soit, alors la révolution se contentera de n'avoir été qu'une chimère. Gilles Dohès mikadin 3akkari