Par Gilles Dohès - Même s'il est en grande partie récent et subit les influences variées d'une certaine « mondialisation de la classe politique », le paysage politique tunisien n'en possède pas moins ses caractéristiques propres. Ainsi, toute tentative de compréhension des évènements au travers du sempiternel clivage « droite/gauche » tel qu'il existe en France (il est vrai de manière de moins en moins marquée) est vouée, au mieux à l'erreur et au pire à l'échec, tant il est patent que la Tunisie est évidemment dotée de sa propre chronologie des luttes sociales et de sa propre culture. Les clivages politiques américain (démocrates/libéraux), anglais (travaillistes/conservateurs), ou allemand, pour ne citer que ceux-là, ne sont pas transposables les uns aux autres et la Tunisie ne fait bien sûr pas exception à la règle, et être persuadé du contraire est faire preuve d'un aveuglement proche d'une bêtise que l'on ne rencontre guère plus que dans les écoles de commerce. Il est d'ailleurs inutile de préciser davantage les ravages commis par la mondialisation, qui cache la honte qu'elle a de ses propres pratiques derrière un pragmatisme bon teint en entamant l'antienne favorite des marchands de tapis en costume-cravate : « nous n'allons quand même pas perdre notre temps à essayer de changer les choses, contentons-nous de gérer la boutique ». Mais, quel que soit le pays concerné, il existe cependant deux tendances fortes qui permettent de dégager des dynamiques politiques, aussi informelles soient-elles : la tendance progressiste et la tendance réactionnaire. Les thèses progressistes s'inscrivaient dans une dynamique temporelle dont elles souhaitaient tirer profit afin de modifier la réalité objective au bénéfice, du moins officiellement, de la majeure partie de la population et c'est pourquoi elles avaient systématiquement recours à la rationalité scientifique couplée à l'innovation conceptuelle, allant dans certains cas jusqu'à l'utopie. Mais pour enclencher ces différents processus, pour jouer avec le temps et contre le fatalisme, les modernistes se sont trouvés dans l'obligation d'utiliser des valeurs universelles qui font alors consensus, des valeurs telles que la démocratie, la liberté d'expression, etc.Et cette notion d'universalité n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes, car la réalité ne fonctionne pas du tout selon le principe des vases communicants, mais selon le principe voulant que partout où s'installe de l'universel disparaît du particulier. Pour ne citer que deux exemples dans des domaines très différents, l'adoption de la langue française ou l'établissement du capitalisme ont été des tournants historiques qui ont suscité une quantité considérable de phénomènes de résistances, car leur apparition n'a pu se faire qu'au prix de la disparition de savoir-faire locaux, de pratiques particulières, etc. C'est dans cette faille que se glissent alors tous les courants réactionnaires du monde, dans ce ressenti du progrès comme perte et en osant presque la caricature, l'on pourrait considérer que la réaction est une exploitation sans vergogne de la peur du « demain ». Et c'est ainsi que se déploie le fumet de toutes les ratiocinations anxiogènes, surexploitant l'inquiétude de l'oubli, manipulant des notions aussi délicates et complexes que l'identité ou la mémoire et en faisant comme si elles allaient de soi. Evidemment, quand on se prévaut des grands principes universels évoqués plus haut, comment reprocher à des groupes d'individus ou à des ethnies le droit à la différence ? Comment rester sourd à ceux qui clament l'oppression de leurs pratiques ou qui crient à l'assassinat de leurs cultures ? Mais quand la pratique est odieuse, quand la culture est révoltante, leur singularité suffit-elle à leur donner droit à l'existence ? La Tunisie toute fraîche et encore précaire peut désormais s'enorgueillir d'avoir vu son sol honoré par l'auguste présence de M. Wajdi Ghonaim, VRP tous azimuts de l'excision (et de l'infibulation certainement aussi, car le monsieur sait vivre, n'en doutons pas) et l'on nous dit que son spectacle a fait salle comble. Force est de constater qu'il y a donc des amateurs, ici dans ce pays qu'est la Tunisie et maintenant, en 2012… Il est vrai que la ligne de partage entre les progressistes et les réactionnaires acertes une fâcheuse tendance à s'estomper, mais si tel est le cas c'est parce qu'elle a été délibérément usée par des années de think thank et d'expérimentations anthropophages : la politique aura finipar dévorer la politique. Mais pour l'instant il demeure une ultime frontière, universelle elle aussi, celle du sort réservé aux plus faibles. (Se pencher sur le sort que les sociétés réservent à leurs membres les plus démunis serait un excellent indicateur de développement « civilisationnel », mais il aurait pour défaut de bouleverser bien des notions préconçues.) Il reste à rappeler qu'à toutes les époques et sous toutes les latitudes les dogmes et les régimes réactionnaires s'en sont toujours pris aux mêmespopulations cibles, que l'on pourrait presque qualifier de « victimes de prédilection » : les femmes, les minorités (ethniques, religieuses, sexuelles) et les artistes. Et quoi de plus démuni qu'une enfant dont la mutilation, à vie, surviendra avec l'assentiment de sa propre famille et sous l'œil prévenant de la communauté ? Une chose est sûre, c'est faire insulte à tous les cheiks que l'humanité a connus que d'honorer d'un tel titre le bonimenteur qui s'est donné en spectacle à la Coupole d'El Menzah samedi dernier.Quant à l'énigme, inquiétante, constituée par son public, elle a terriblement mis à mal la mémoire d'un certain 14 janvier.