Depuis les événements tragiques survenus au Palais El Abdellia à la Marsa qui fut l'objet le 10 juin courant, d'une agression perpétrée par des individus d'obédience salafiste qui ont mal interprété certaines œuvres exposées par des artistes tunisiens et ont crié au sacrilège en les taxant d'impies et leurs auteurs de mécréants ; un incident qui fait encore couler beaucoup d'encre et suscite beaucoup de controverses parmi les artistes et les critiques d'art en Tunisie. Pour jeter davantage de lumière sur cette affaire, nous avons rencontré Khélil Gouiâ, universitaire et spécialiste en sciences et techniques des arts plastiques, chargé de mission auprès du Ministère de la Culture, qui nous a accordé cet entretien :
Le Temps : ce qui s'est passé au Palais El Abdellia est un événement sans précédent dans la vie artistique en Tunisie, qui émane d'une certaine méconnaissance du domaine de l'art. Qu'en dites-vous ?
Khélil Gouiâ : laissez-moi d'abord définir certains concepts pour pouvoir comprendre ce qui s'est passé à El Abdellia. Il faut savoir, qu'en Tunisie, il y a eu un passage de l'art moderne à l'art contemporain et chacun constitue un monde à part. L'art moderne englobe la période qui s'étend de la Renaissance jusqu'au 19ème siècle et atteint son apogée avec les philosophes des lumières au 18ème siècle. L'art moderne ne rompt pas totalement avec l'art classique dans la mesure où il continue à se baser sur le dessin et les couleurs : « le dessin donne forme aux êtres, la couleur leur donne vie », disait Diderot. L'art moderne vient ajouter la dimension subjective, impressionniste, notamment avec Claude Monet, en 1873, avec son tableau « Soleil levant », ce qui engendre le flou artistique, si bien que l'attention n'est plus attirée sur les détails de l'œuvre autant que sur les techniques et les démarches adoptées par l'artiste. Peu à peu, l'impressionnisme tend vers l'abstrait, alors que le tableau perd de ses aspects naturels, pour donner naissance à de nouvelles tendances artistiques, comme le cubisme avec Picasso et Georges Braque. Il faut attendre le début du 20ème siècle pour que le concept de l'art prenne d'autres dimensions et donne naissance à l'art contemporain, notamment avec Marcel Duchamp : c'est la rupture avec les anciens cadres et techniques de l'art moderne ; l'œuvre n'est plus forcément un objet précis construit par l'artiste selon des règles établies, mais peut être une installation, un objet banal, usé qu'on récupère pour en faire un objet d'art. On assiste alors à une période d'intense créativité et à une multiplication de mouvements artistiques qui veulent révolutionner les pratiques.
* Donc, avec l'art contemporain il y a le rejet total des conventions du passé et la recherche de nouvelles voies qui seraient plus adaptées au monde dans lequel on vit. Peut-on dire que les œuvres exposées à El Abdellia relèvent de l'art contemporain ?
- Du moment que l'art contemporain est considéré comme une réaction contre la société de consommation et l'aliénation de l'homme moderne, il va de soi qu'il s'érige comme un art de protestation contre les phénomènes sociaux, les régimes politiques, mettant en question certaines valeurs morales de la société, usant de d'humour, d'ironie, de refus et de condamnation des choses de la vie. C'est donc la critique qui l'emporte sur l'esthétique. De là, on comprend le message que portent certains tableaux exposés à Abdellia, qui ont fait l'objet de diverses interprétations, à tort ou à raison, de la part de certaines gens, non initiées au monde des arts, encore moins l'art contemporain. Et ce qui est paradoxal, ces gens ne se sont pas rendus à El Abdellia pour s'enquérir directement de la tenue de ces tableaux pour en juger en connaissance de cause, mais ils se sont contentés des images parues sur Facebook pour en faire tout ce tapage.
En Tunisie, le public est habitué à l'art moderne et ses règles générales où l'intérêt du consommateur de l'art est porté surtout sur le côté esthétique sans mettre en cause ni l'œuvre ni son créateur, comme le signale cette boutade : sois peintre et tais-toi ! Avec l'art contemporain, on assiste à différentes transgressions (de l'ordre établi, des règles, des interdits...), comme ce fut le cas de l'exposition d'El Abdellia où certains œuvres, jugées par ignorance ou inadvertance, comme une violation des choses sacrées de l'Islam, prêtent d'ailleurs à maintes interprétations, souvent totalement différentes de celles voulues par l'artiste. D'où les divergences et la polémique qui s'en suivent. Pourtant Picasso disait que la peinture n'était pas un moyen de décoration sur les murs des appartements et des musées, mais c'est une lutte pour la vie et la liberté ! Cette idée de liberté s'est développée progressivement dans l'art contemporain en impliquant le public qui devient une partie prenante et active dans l'œuvre d'art.
*Comment doit-on donc regarder les œuvres d'art contemporain?
- Le problème majeur vient du fait que nous ne sommes pas suffisamment familiarisés avec l'art contemporain. Pourtant, ça fait dix ans que ce genre d'art est exposé au Palais El Abdellia ! Je pense, personnellement, que la faute incombe au commissaire chargé de l'organisation de l'exposition qui n'a pas associé cette manifestation à une campagne d'information et de sensibilisation auprès du public, quitte à organiser des conférences-débats et des tables rondes précédemment ou parallèlement à cette manifestation artistique afin d'éclairer les gens sur les principes et les visées de l'art contemporain qui n'est pas censé rendre seulement le beau, mais cherche à déstabiliser et faire réfléchir sur les phénomènes de la société. Ceci étant, le visiteur n'est plus choqué ou bousculé dans ses idées ou ses croyances. En se rendant à une exposition d'art contemporain, on doit mettre de côté ses préjugés et accepter d'être surpris et vivre l'événement avec toutes ses sensations visuelles, tactiles, olfactives, auditives... Passant de l'esthétique à la problématique, l'œuvre d'art est source de réactions diverses et de multiples interprétations.
* Après l'incident du palais El Abdellia, peut-on parler d'une rupture avec l'art et les artistes en Tunisie ?
- Il ne s'agit pas de rupture, mais disons que cet événement a créé un tournant dans l'histoire de la culture tunisienne, en ce sens que des intrus, n'ayant aucun rapport avec l'art, envahissent l'espace d'art sous prétexte qu'il abritait des tableaux diffamatoires et nuisibles aux choses sacrées de l'Islam. Cela revient sans doute à une méconnaissance de l'art contemporain de la part de ces individus. Cela est d'autant plus grave que la majorité de ces gens s'érigent en critiques d'art qui émettent leur jugement à travers des images publiées sur la toile, comme si les réseaux sociaux étaient des sources d'information dignes de foi ! Pourtant, il n'y a que trois œuvres sujettes à caution parmi les 180 travaux exposés et que les tableaux incriminés diffusés sur Facebook, devenu la seule référence, ne sont pas tous exposés à El Abdellia, ce qui s'avère par la suite être une provocation à l'encontre des artistes, comme si on voulait faire assumer à l'art et aux artistes toute la responsabilité des problèmes dont souffre la société, en attribuant à l'art des dimensions méta esthétiques ! On déplore cependant cette attitude violente envers l'art et les artistes et cette agression sauvage contre la galerie, quand bien même il y aurait d'autres moyens pacifiques pour se manifester ou contester ! Juger des œuvres artistiques via Facebook est un acte virtuel qui nuit à la création artistique. Pour bien comprendre et apprécier une œuvre d'art, il faudrait bien la voir en face, dans la réalité, d'autant plus que l'art contemporain est un art poly sensoriel qui fait appel à tous les sens. Bref, la peur pour l'avenir de l'art en Tunisie est irraisonnée et la liberté d'expression et de créativité sera toujours assurée et défendue.