Au Festival d'Avignon (7-28 juillet), beaucoup de spectacles ont touché d'une manière ostensible aux nouvelles technologies pour leur mise en scène : cela va du simple écran plat jusqu'aux sons ultrasophistiqués, images 3D ou l'Ipad. La seule pièce à en faire exclusivement sa matière première et sa raison d'être était 33 Tours et quelques secondes des metteurs en scène libanais Lina Saneh et Rabih Mroué.
Une pièce radicale qui se résume à une mise en scène austère et illuminée par une lampe de bureau et une page Facebook, actualisée et projetée sur le grand écran de fond de scène. Sur le plateau, on trouve une chaise vide devant une table débordée de documents, un écran télé en veille, des tas de livres empilés à côté du téléphone, un ordinateur allumé, relié à un modem qui clignote comme un cœur qui bat.
Au début de la pièce, sur un vieux tourne-disque, un 33 tours de Jacques Brel fanfaronne « Avant de mon dernier repas... ». Il n'y aura pas de théâtre à proprement parler, ni d'acteur ou acte à observer. La seule présence humaine dans la salle restera le public. On assistera, à travers une page Facebook, au débat suscité dans la société libanaise par le suicide d'un jeune artiste et militant des droits de l'homme, Diyaa Yamout. Comme seule action théâtrale, il y aura les bits défilant sous forme d'images ou de mots sur la page Facebook à l'écran. C'est un spectacle éprouvant qui, inéluctablement, engendrera des spectateurs frustrés, tellement ce huis clos s'avère creux et lisse à regarder. Et pourtant, c'est une pièce d'une radicalité utile.
Au théâtre, on attendra vainement le condamné à mort, mais on assistera à travers une page Facebook à ce débat qui a marqué la société libanaise. On est à Beyrouth, en octobre 2011, en plein printemps arabe. Tout est fiction, ou presque. Le débat avait réellement eu lieu, l'homme avait vraiment existé, sous un autre nom, Nour Merheb, décédé en novembre 2011.
Les « amis » sur Facebook
La confusion entre documentaire et fiction est entretenue sur scène. Quand la nouvelle du suicide de Diyaa Yamout est annoncée, les 3543 « amis » sur Facebook s'activent instantanément. Les messages pleuvent dans un rythme ahurissant : des réactions (« AAAAAAAAAAAAA... »), des messages et rumeurs (« Notre héros-martyre »), des récupérations (« Notre Mohamed Bouazizi libanais », « geste révolutionnaire », « acte sectaire »). Quant aux texto d'une amie palestinienne qui essaie (vainement) de venir à Beyrouth, ses messages se trouvent encore dans une autre temporalité. Elle n'est pas connectée. Comme les messages laissés sur répondeur qui, eux non plus, n'ont pas de face-à-face, pas de réseaux fournissant les dernières actualités. La télé aussi s'en mêle, amplifie les rumeurs et les suspicions, et nourrit à son tour le réseau social avec de nouvelles pistes concernant le suicide toujours non élucidé.
En attendant, la page Facebook de l'homme décédé reste toujours active. C'est elle qui devient le centre de la personne. Une machine sans pilote se met en route. Après le Ça, le Moi et le Surmoi de Freud, on découvre « L'Après moi », construit et véhiculé par les réseaux sociaux. Cette instance où règne, sans entraves, l'inconscient collectif autour d'une personne devenue virtuelle parce que décédée et donc sans moyen d'actualiser sa page Facebook. L'être humain est défini par ses gestes et ses non-gestes sur le réseau social. C'est l'outil de communication qui impose la dramaturgie et le contenu. Par contre, il n'y aura pas de réponse concernant les raisons du décès. C'est une coupure d'électricité qui met fin aux discussions. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui éclairent le suicide, c'est le suicide qui éclaire la société des réseaux sociaux. (RFI)