L'auteur de « Beloved » et de « Paradis », qui sera l'invitée d'honneur du festival America du 20 au 23 septembre à Paris, revient avec son nouveau roman, à ses thèmes de prédilection : race et hiérarchisation sexuelle dans la société américaine contemporaine. « Home » est une lumineuse parabole de la réconciliation des Afro-américains avec leur histoire.
Le nouveau roman de Toni Morrison, qui paraît ces jours-ci en traduction française, est dédié au fils cadet de la romancière, décédé en 2010 d'un cancer du pancréas. Seul le nom du défunt, Slade, est mis en exergue sur la page de garde. Cinq lettres pour dire la douleur et la perte.
Le sentiment de perte résonne aussi à travers les 150 pages de ce roman qui occupe une place à part dans l'œuvre de Morrison : son protagoniste est un homme, contrairement aux autres récits de l'Américaine qui attirent l'attention par la personnalité hors du commun de ses personnages féminins. Home raconte l'histoire de Frank Money, un soldat noir démobilisé après la guerre de Corée, qui tente de retrouver ses repères dans l'Amérique ségrégationniste des années 1950. Comment rester debout et affirmer son humanité face à cette société injuste et discriminatrice ? Telle est la question qu'explore Morrison à travers ce court ouvrage. Une question qui rejoint, si l'on en croit les confidences faites par la romancière, ses propres préoccupations de mère divorcée qui a dû élever seule ses deux fils. C'est sans doute cette dimension personnelle, présente en sous-texte dès la page de garde, même si Frank n'est pas Slade, qui rend la lecture de ce livre si féconde et poignante.
La grande dame des lettres américaines
A 81 ans, Toni Morrison est la grande dame des lettres américaines. Prix Nobel de littérature en1993, elle est l'auteur de dix romans et le seul écrivain afro-américain à avoir été distingué par le jury suédois. Ses livres racontent l'histoire de sa communauté, qu'elle inscrit dans une quête universelle de liberté et de dignité. « Mon univers littéraire ne s'est pas rétréci parce que j'écris du point de vue d'une femme noire. Mon horizon s'est au contraire élargi », aime-t-elle rappeler. Pour le comité Nobel, Toni Morrison « reconstitue un aspect essentiel du vécu américain », « à travers ses romans dont les principales caractéristiques sont leur force visionnaire et leur lyrisme ».
Issue d'une famille modeste, la romancière a grandi dans l'Ohio. Sa sensibilité a été formée par le racisme ambiant et par ses lectures des grands classiques, de Tolstoï à Jane Austen, en passant par les grands maîtres américains de la fiction tels que Faulkner, Hemingway et Baldwin. Après avoir fait des études de lettres, elle a travaillé comme éditrice chez Random House, tout en menant parallèlement une carrière d'universitaire. Elle a notamment enseigné à Yale et Princeton.
Elle publie en 1970 son premier roman The Bluest eye (publié en traduction française par les éditions Christian Bourgois sous le titre L'œil le plus beau) et a obtenu le prestigieux Pulitzer Prize en 1988 avec son roman Beloved (traduit en français par Christian Bourgois). Considéré comme son meilleur livre, ce dernier roman s'inspire d'un fait divers tragique lors duquel une ancienne esclave tue sa fille de ses propres mains, pour éviter à celle-ci de tomber dans l'esclavage à son tour. Popularisé par l'émission culturelle grand public d'Oprah Winfrey, le roman est devenu un best-seller et s'est vendu à plus de 800 000 exemplaires.
Un périple cathartique
Les thèmes chers à la romancière américaine se retrouvent dans son nouveau roman : la violence raciste, ses effets ravageurs sur le psychisme des victimes, la solidarité des
femmes, le tout sur un fond de réalité historique américaine des années 1950. Le protagoniste Frank qui porte le nom ironique de Money est revenu aux Etats-Unis après avoir servi sous le drapeau américain en Corée. Hanté par les atrocités de la guerre et par ses souvenirs d'enfance malheureuse dans le Sud où les Noirs américains font l'objet de violences institutionnalisées, il erre dans la ville de Seattle avant d'être placé dans un hôpital psychiatrique.
Il va s'en évader pour regagner le Sud, plus précisément sa Géorgie natale, où vit sa sœur. Il se dirige vers Lotus, le village de son enfance, « le pire endroit du monde ». Il doit s'y rendre pour sauver sa sœur des mains d'un savant eugéniste fou. Cette errance permet à Morrison de brosser le portrait d'une Amérique sombre, encore régie par les lois Jim Crow. C'est aussi un périple cathartique qui débouche sur la possibilité pour le protagoniste de se réinventer en s'élevant au-dessus de sa haine de soi ravageuse et sa rage contre la société.
L'originalité de ce roman réside aussi dans sa structure narrative. Le roman s'organise comme un dialogue entre le protagoniste Frank et le narrateur omniscient, jusqu'au moment où la voix du personnage, différenciée par des italiques dans le texte, prend le contrôle du récit, révélant ses lacunes. Les secrets remontent à la surface, libérant les personnages du poids de leur passé. Ce dénouement quasi-psychanalytique éclaire magistralement le titre du roman, suggérant subtilement au travers du destin des protagonistes le retour chez eux des Afro-américains qui peuvent enfin clamer que les Etats-Unis sont leur « home ». Le passage historique du couple Obama par la Maison-Blanche n'est peut-être pas étranger à cet affranchissement de l'imaginaire mis en scène par une des plus grandes conteuses de l'Amérique contemporaine ! (RFI)
Home, par Toni Morrison. Traduit de l'anglais par Christine Laferrière. Ed. Christian Bourgois, 154 pages.