Cinquante ans déjà se sont écoulés depuis l'exécution d'un groupe de militaires et de civils qui complotaient contre le régime de Bourguiba. Ce fut un certain 24 décembre 1962 que les conjurés furent exécutés suite à un procès sommaire qui ne dura que quelques jours. Treize condamnations à mort sont prononcées par le tribunal contre huit militaires et cinq civils. Deux des militaires ont vu leurs peines transformées en prison à perpétuité ; les autres inculpés ont été condamnés aux travaux forcés allant d'un an à la perpétuité et transférés au bagne de Ghar El Melh puis à la prison de Borj Erroumi ; ils seront graciés par Bourguiba et libérés le 31 mai 1973. La date du 24 décembre restera, du moins pour les familles des exécutés, sinon dans la mémoire collective, une date indélébile dans l'histoire contemporaine de la Tunisie. Aussi-faut-il la remémorer, ne serait-ce que pour les nouvelles générations qui doivent découvrir un jour ou l'autre la vérité, ayant été durant cinquante ans victimes d'un certain nombre de faits historiques restés longtemps masqués ou défigurés, souvent altérés ou carrément évités dans les manuels scolaires. Toujours est-il que ces hommes exécutés pourraient être considérés par les uns des « martyrs » tombés pour la patrie, pour les autres tout simplement des « putschistes » ayant échoué dans leur coup d'état fomenté contre un régime en place. Qu'à cela ne tienne ! Ce qui est peut-être très tragique dans cet événement, c'est que ces révoltés contre le régime, abstraction faite de leur mobile, ont subi une arrestation, un jugement sommaire et une exécution inhumaine et, de plus, ils ont laissé derrière eux des orphelins et des veuves endeuillées vivant dans des conditions lamentables, selon des témoignages dignes de foi. C'est que tout événement, qu'il soit de nature politique, sociale ou naturelle, pourrait avoir un impact sur la vie d'un peuple et marquer un tournant, si minime soit-il, dans l'histoire d'un pays. C'est dans cette perspective que les familles des « militants » de 1962 (c'est ainsi qu'ils sont appelés par les membres de l'Association) ont voulu commémorer leurs chers regrettés en célébrant le cinquantenaire de leur mort. Dans son communiqué, l'Association « Les Militants de 1962 » indique que «pour être juste envers l'histoire, il faut rappeler que le premier mouvement de révolte qui prit place dans l'histoire contemporaine de notre pays, fut celui de ce lointain mois de janvier 1963 » Après avoir passé en revue les politiques néfastes de Bourguiba qui s'avéraient catastrophiques pour le pays (guerre de Bizerte, coopératives...) et ses manœuvres répressives contre les opposants (emprisonnement, exécution, liquidation...) « ...alors que, poursuit le communiqué, le pays est enfoncé dans une misère noire. Ce n'était pas tout-à-fait le style de pouvoir que les Tunisiens attendaient et pour lequel ils se sont battus pendant près d'un siècle d'occupation. Il ne s'agit pas ici de faire le jugement de Bourguiba, mais simplement d'expliquer que le mouvement de 1962 avait ses raisons. » Par ailleurs, le communiqué met l'accent sur les raisons qui ont poussé ces « patriotes » à agir, sans pour autant avoir des convoitises personnelles ou un esprit de vengeance : « Leur amour pour la patrie, peut-on lire, dépassait la personne de Bourguiba. Au péril de leur vie, ils envisagent de le déposer pacifiquement. Preuve que leur motivation était démunie de toute ambition personnelle, leur plan était de le remplacer non pas par un des leurs, mais par un proche de Bourguiba, à identifier au moment venu » Après avoir rappelé la découverte du complot et l'arrestation des « militants », en soulignant l'aspect sommaire du procès et les conditions inhumaines et sauvages de l'arrestation et de l'exécution où il y eut treize condamnations à mort et plusieurs peines de dix, quinze et vingt ans de travaux forcés, le communiqué souligne que « le verdict de la cour est un pur message de Bourguiba, c'est-à-dire un avertissement à tous ceux qui oseraient imaginer un jour tenter pareil acte de sédition... Dans le seul but de justifier la sauvagerie de la sentence, la cour avait fait la sourde oreille aux preuves tangibles du caractère pacifique de l'opération. » Le communiqué mentionne en outre que les condamnés à mort ont été exécutés le 24 janvier 1962 dans un lieu secret et jetés dans une fosse commune qui restera inconnue durant plusieurs années. Certaines familles n'ont pas retrouvé les dépouilles de leurs parents exécutés jusqu'à nos jours. Quant aux condamnés aux travaux forcés, ils ont subi les tortures les plus atroces : « « Assis à même le sol, la cheville attachée à une chaine de moins d'un mètre fixée au mur, ils étaient réduits à l'état animal. On les obligeait à courir pieds nus sur du verre brisé, tenant d'une main leur chaine, et de l'autre, leur large pantalon destiné à les humilier davantage. Dans leur cachot, ils étaient directement exposés au froid glacial de l'hiver et à la chaleur suffocante de l'été. Ils ont ressenti la faim dans leurs entrailles pendant huit années consécutives. Ultime état de déchéance, ils devaient faire leurs besoins sur place, devant les autres, dans un pot collectif qui se passait de main en main d'un bout à l'autre de la cellule, chargés de détritus et qui était changé seulement une fois par jour. » Le récit en dit long sur les conditions de vie de leurs familles, qui furent malmenées, privées de tout contact avec leurs proches. Le document ajoute enfin que « ce récit est certes triste pour les personnes qui le vécurent, il demeure néanmoins glorieux pour l'histoire. Il laisse un message à la postérité : la lutte pour la liberté ne meurt jamais, même aux moments les plus sombres de son parcours. Ces patriotes ont commencé le combat pour la démocratie en janvier 1963... » Signalons que les restes de dépouilles de 5 parmi les 10 putschistes ont été retrouvés, grâce aux efforts déployés par le ministère de la Défense nationale, moyennant l'analyse ADN, qui sont ceux de Salah Hachani, Kbaeir Mahrezi, Hédi Gafsi, Ahmed Rahmouni et Abdelaziz Akremi, exécutés le 24 janvier 1963. D'autres familles attendent encore que soient découvertes les dépouilles de leurs parents exécutés le même jour. L'Association « Les Militants de 1962 » compte célébrer ce cinquantenaire en organisant le 24 janvier courant une cérémonie d'enterrement des cendres de ces hommes exécutés en janvier 1963 au Carré des martyrs à Séjoumi où assistera, croit-on savoir, le Président de la République Moncef Marzouki. Ainsi, leurs familles peuvent désormais faire la commémoration de leurs chers regrettés en se recueillant devant des sépultures dignes de leur mémoire. Par ailleurs une table ronde traitant du même sujet aura lieu à la Fondation Temimi. De même une visite guidée des prisons de Ghar El Melh et Borj Erroumi, dont la date n'a pas été encore fixée, sera au programme de cette commémoration. Selon certains membres de cette association qui font partie des familles des « militants » exécutés, l'objectif de l'Association n'est pas matériel et ne vise en aucune manière à demander aux autorités une quelconque compensation ; loin s'en faut, « tout ce qu'on demande, nous a confié Salwa Ben Saïd, fille de l'un des militaires exécutés, c'est de réhabiliter ces patriotes qui se sont révoltés un jour contre la dictature et l'injustice ! »