Une scène nue, des corps entravés solidaires de chaises à roulettes, cinq personnages livrés sans fard à notre regard. Hors-scène c'est la « révolution » avec ses bouleversements, ses balbutiements, les attentes énormes qu'elle a suscitées et ses involutions. Dans cet enfer, une assemblée occulte où trône dans une sorte de dernier baroud d'honneur « Kitanou », pilier de l'ancien régime converti à l'idéologie des nouveaux maîtres du pays, une chanteuse, demi-mondaine égérie des puissants de naguère, Zakia une jeune femme bardée de diplômes marquée dans son corps et compromise avec le système, un journaliste qui a chèrement vendu sa plume et son âme et un informaticien de génie préposé au contrôle de la dissidence sur la toile. L'heure est grave, une personnalité influente, amant de Zakia, liée ou d'une autre aux autres protagonistes vient de se suicider. « Donné » par Kitanou, le suicidé a préféré en finir plutôt qu'à devoir affronter la vindicte populaire. Nos cinq personnages se déchirent dans une tentative désespérée de conjurer leur peur. Peur d'avoir à rendre des comptes sur leur lâcheté, leurs compromissions avec un pouvoir honni, d'assumer leur responsabilité devant le tribunal de l'histoire. Que faire pour se faire oublier ? Se refaire une virginité ? Comme Kitanou et la chanteuse qui s'est affublée d'un Hijab, en se rapprochant des puissants dont l'arrogance est l'exact pendant de celle de leurs prédécesseurs ou se tapir en espérant passer entre les mailles du filet. Zakia et l'informaticien semblent avoir choisi cette voie. La scène, lieu d'exacerbation des conflits dans un premier temps, de leur apaisement ultérieurement fonctionnera comme une machine à soutirer des confessions aux différents personnages du drame. On ne choisit pas le camp du diable impunément, même si quelque chose dans l'histoire personnelle de certains y mène inéluctablement. Venus de nulle part ces protagonistes ont cédé aux coups de boutoir du système, par croyance au mythe d'une ascension possible ou par soif du pouvoir à l'instar de Kitanou. « Monstranum's » n'est ni dans le révisionnisme, ni dans l'accusation mais dans un questionnement qui excède le drame qui nous est donné à voir. Ce sont des monstres qui sont à l'origine de la pérennisation de la dictature que l'on pensait révolue. En lieu et place une dictature de nature religieuse est en passe de s'installer adossée en partie à des monstres qui ont changé de masque pour se mette au service des dominants d'autant plus redoutables qu'ils sont sans visage. C'est de cette confiscation de la promesse de liberté chèrement conquise dont il est question dans la dernière création du duo Gannoun-Toubel. La « Révolution » serait-elle un simple passage de témoin entre deux dictatures porteuses de projets différents mais animées par les mêmes mécanismes c'est ce que nous donne à penser « Monstranum's ». La mise en scène de Ezzedine Gannoun imprime à ce drame une énergie et une frontalité qui recoupent les moindres circonvolutions du texte de Leila Toubel. Solidaires de leurs chaises à roulettes, métaphorisant leur attachement au pouvoir, les corps de nos personnages se retrouvent aussi dépendants de cet amour démesuré des chaises pour leur déplacement, leurs affrontements réciproques. Cet objet théâtral au-delà de la signification première qui s'en dégage est détourné pour se transmuter en une sorte d'alter-ego des personnages. Alter-ego auquel on se confesse, mais aussi en substitut d'un objet d'amour absent. Ce parti-pris de mise en scène démultiplie par ailleurs les possibilités pour les comédiens de dire, leurs angoisses, de confesser leurs renoncements. Statique, en mouvement ou dans un entrecroisement, la parole fuse dans une scénographie minimaliste centrée sur les corps « Empêchés » des acteurs. Un heureux mélange des genres relativise les propos de nos monstres en produisant chez le spectateur cette mise à distance indispensable à la réflexion. La justesse du jeu d'acteurs, l'évidente jubilation que semble leur faire vivre le drame enveloppe « Monstranum's » d'une grâce qui nous ferait presque oublier son caractère élégiaque.