Dans une fort ancienne chronique qui date des première claires journées de la “ Révolution “, j'ai devisé sur ces désespérants clivages entre les « mots pour le dire » chez nous, Tunisiens et arabophones (pour la grande majorité du peuple, du moins) et la plupart des Européens et Occidentaux, anglo-saxons compris. J'ai dû rappeler à ceux qui ont le privilège, comme les lecteurs de ce canard où je me trouve, que “ Révolution “ est un terme géométrique et par extension astrophysique qui signifie, déjà dans le dictionnaire, le phénomène qui fait partir un tracé ou un corps (céleste ou non) d'un point pour lui faire parcourir un tour complet, tel qu'il revient à son point de départ. Non sans que ce tracé ou ce mouvement n'ait produit un fait tout nouveau. Pour la géométrie un cercle parfait, pour l'astre ou la planète, une multiplicité de changements, de saisons, d'altérations de toute sorte... Le vocable, thawra, (, étrange il faut bien le dire, qui nous sert à nous les Arabes et arabophones à nommer le même bouleversement spécifique est tout d'abord exclusivement politique et ne renvoie, hélas, à nulle finesse mathématique, à aucune noblesse astrale ou céleste, mais seulement à la trop terrienne bestialité de l'antique animal des labours et des saillies, des primitives ruées vers les espaces inconnus pour fuir d'autres espaces épuisés ou sinistrés et, jusqu'à nos jours chez quelques-uns de nos voisins méditerranéens, cette victime de la cruauté originelle des humains dans les arènes rouge-sang des corridas. At-thawr, le taureau, (de la même vieille origine), est le mot-père de “ Révolution “, et son déficit de signification politique trouve son éclatant exemple aujourd'hui en Tunisie. La fille du taureau, Al-thawra, arrive comme sur une arène de corrida un jour du 14 janvier 2011. Tous ont l'impression aujourd'hui qu'elle a été véritablement amenée là par un artificiel scénario. Certes, il n'est pas possible de dénier que le pays bouillonnait depuis déjà quelques années, que la dictature jouait ses derniers atouts, que l'alerte de 2008 dans le Bassin minier annonçait l'agonie toute prochaine du régime, que l'épopée des cohortes des jeunes martyrs à Sidi Bouzid, à Regueb, à Menzel Bouzayane et à Meknassi, ont sculpté dans le vif la taille et la vigueur d'un vrai taureau qui aurait dû produire une révolution véritablement populaire échappant au contrôle et à la maîtrise des politiciens et des stratèges du pays et d'ailleurs. Il a suffi de moins d'un mois pour qu'un deal s'installe : Ben Ali et sa famille seraient à l'abri sous la garantie des deux pays-valets de la mondialisation, le Qatar et l'Arabie Saoudite. En contrepartie le dictateur cède sa place, en désespoir de cause, et en livrant aux nouveaux candidats au pouvoir les institutions en l'état, et avec les mêmes équipes subalternes dans la police et les renseignements qui lui assuraient l'exercice de sa mainmise sur l'Etat et sur le pays. Voilà que le taureau, le peuple tunisien en révolution, se laisse introduire dans l'espace où il va épuiser sa colère sous le regard des observateurs tout en subissant les coups de pics de plusieurs toréadors rivaux n'ayant pour but que d'arriver au bout de la colère de la « bête » pour enfin la terrasser. En ces claires journées que les naïfs, que nous sommes, ont prises, au lendemain du 14 janvier, pour un premier pas vers la révolution, l'un de mes interlocuteurs sur un plateau d'Alwataniya, Le Club de la presse (Nâdi Assahâfa), m'a posé la question décisive suivante : « que faire pour protéger la révolution ? ». Ma réponse à ce moment-là demeure aujourd'hui la même : « il faut faire en sorte et œuvrer pour que ce soit la révolution qui nous protège ! ». Pour cela, maintenant, il faudrait d'abord sortir le taureau de l'arène de la corrida, et le rendre au peuple.