«Là où monte le péril croît aussi ce qui sauve» (Hölderlin, poète allemand) Mieux que n'importe quelle commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, qu'elle décide ou qu'elle soit seulement consultative, mieux que tout communiqué d'un conseil des ministres et autres conférences de presse, le citoyen tunisien, qu'il soit responsable ou vrai manifestant, doit absolument se réconcilier lexicalement avec ce mot de révolution. Ou qu'il revoit ses ambitions à la baisse et s'avouer que ce qu'il vit aujourd'hui et depuis le 14 janvier n'en est pas une, ou alors qu'il assume entièrement ce que révolution veut dire. Commençons par le sens, souvent oublié, d'abord en français, que nous fournissent l'astronomie et la géométrie : un corps où une forme réalise un parcours équidistant autour d'un point pour revenir à son lieu de départ. En quoi cela correspond-il au sens usité dans la politique et l'histoire ? Un groupe, une société, ou un pays est dit en état de révolution quand il s'ébranle tout entier pour entamer ce difficile périple et se retrouver en un point p où il se réconcilie avec lui-même, ses valeurs et ses vérités. Tout au long de ce parcours, il aura réalisé sa révolution quand il aura achevé de briser toutes les résistances et tous les obstacles qui s'opposent au renouvellement total de son destin. Nous n'avons fait jusque-là que définir le mot dans une langue qui nous est étrangère, le français. Il en va tout autrement si nous prenons la même notion selon le vocable arabe de thawra. Dans le sens politique de «révolution», de transmutation d'un groupe humain organisé, le mot est tout récent. Nous ne connaissons pas de texte arabe qui en use avant la Révolution française. Et ce n'est que par extrapolation, une violence verbale qu'il est souvent question dans les chroniques des Arabes, de thawrât Al-zanj (Bassora 869-883), «la révolution des esclaves nègres». Ce mot arabe, hélas, est d'une indigence sémantique lamentable. Il arrive dans notre langue et tous nos dialectes actuels, en effet, d'une origine fort ancienne, araméenne, qui indique cet animal souvent exalté, qu'on désigne en français sous le nom de «taureau» originaire lui aussi «tiens !» de ce même mot de «thûr» : une bête souvent divinisée pour la majesté immobile de sa statue, mais qui meurt souvent immolée dans sa colère, les coups qu'elle se fait, les plaies profondes qu'elle se donne, croyant échapper ainsi à une menace qu'elle perçoit à peine ou qu'elle imagine. C'est d'ailleurs ainsi, sous cet étrange vocable de thawra, que depuis plus d'un siècle que nous autres Arabes nommons nos soulèvements et autres intifada. Ce que nous vivons depuis cet instant zéro du 14 janvier qui a commencé par l'autodafé qui a eu lieu à Sidi Bouzid, c'est une interminable oscillation entre le sens primaire de thawra, qui ne donne aucun contenu sémantique ou vraiment politique, enveloppant l'idée d'institutions, de mise en place de jalons et de programmes; bref, de retour à la vérité d'un peuple écarté de l'histoire par les tyrannies ou les dictatures et qui veut y retrouver sa place, et le sens de «révolution», polie et affinée par des siècles de révolutions en Europe et en Occident. Nous sommes tous dans cet interstice plein de périls où s'opposent, d'un côté, un peuple multitude aux mouvements imprévisibles et, de l'autre, l'aspiration à une citoyenneté constructive de paix sociale et de mise en place patiente et méticuleuse de toutes les valeurs d'un réel «vivre ensemble». De part et d'autre de l'interstice, se tient ce taureau de peuple, naïf ou coléreux, impétueux et souvent irréfléchi et suicidaire, mais animé de la bonne volonté de conserver sa liberté et, en face, la belle tentation historiquement encore hors de portée, de traduire cette même liberté en actes institutionnels, en consensus pour créer, construire et agir sur le devenir du monde. Nos juristes et jurisconsultes, fuqahâ' du droit, avec toute la bonne foi des révolutionnaires des Lumières, restent enfermés dans l'espace quasi ludique de leur argumentaire et théorie du droit, incapables de faire la jonction avec cette matière première de tout Etat de droit qu'on nomme le peuple. Nos gouvernants provisoires jouent l'épuisement de ce taureau d'une thawra à laquelle ils ne croient qu'en paroles et dont ils se rient dans leurs barbes, attendant que la bête croule et que le vieux monde reprenne «ses droits». L'élite de la nation, celle qui ne gouverne ni ne légifère, n'en finit pas de méditer, de s'enthousiasmer parfois, de désespérer souvent, pour retrouver ce sens aujourd'hui inaccessible de révolution comme «parcours ramenant le peuple à sa propre vérité».