La dernière mouture du projet de Constitution a été bouclée le 1er juin. Cette date délibérément choisie dénote une volonté évidente de faire le pont avec la date symbolique de la promulgation de la Constitution de 1959. Les parallèles entre les deux textes s'arrêtent là. Car si le premier texte fondamental dans l'histoire du pays a recueilli l'assentiment des diverses sensibilités politiques, l'actuelle mouture de Constitution issue de seize mois de débats est loin de faire l'unanimité au sein de la classe politique et au sein même de la Troïka au pouvoir. Les principaux points litigieux concernent le régime politique, la nature de l'Etat, les prérogatives du président de la République, la place de la religion dans le pays. La mouture pré-définitive du projet de Constitution a été élaborée par la commission chargée de la coordination des travaux des différentes commissions constituantes. Et c'est là que bât blesse. Les arbitrages et les modifications opérés par la commission en charge de la coordination ont été vivement critiqués par les autres commissions constituantes. Fait très révélateur : la Commission des pouvoirs législatif et exécutif présidée par Amor Chétoui a même refusé de se réunir pour examiner le texte. « Les commissions préparent le projet de constitution et survient alors la commission de coordination qui s'érige en arbitre, pour supprimer et reformuler les articles. Or cette commission est technique, alors que les autres commissions constitutionnelles sont représentatives des quotas politiques. Il y a eu beaucoup de manœuvres et de contournement des règles qui nous rappellent les procédés de Ben Ali », dénonce Amor Chétoui. Pour cet élu du Congrès pour la République (CPR), membre de la Troïka au pouvoir aux côtés du mouvement islamiste Ennahdha et du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL), le plus grand point litigieux concerne les prérogatives du Président de la République. «Le régime politique qui découle de ce projet n'est même pas un régime parlementaire, c'est quelque chose qui se rapproche aux régimes des pays de l'Europe de l'Est avant le déclenchement des révolutions. Les attributs présidentiels actuels ont été limités. Ils ont tout juste injecté quelques prérogatives protocolaires. Résultat, le président de la République dispose d'un titre dépouillé de tout pouvoir », a-t-il indiqué. Retrait M. Chétoui a, dans ce même cadre, accusé Ennahdha d'avoir des tentations hégémoniques. Il faut savoir qu'Ennahdha ne compte pas céder une partie du pouvoir à personne, même pas à ses alliés. Mais ils savent qu'avec la situation locale et sur le plan international, ils ne peuvent se permettre de monopoliser le pouvoir. Donc Ennahdha a besoin de la couverture des partis démocrates, c'est Ennahdha qui profite du CPR et d'Ettakatol et non l'inverse. C'est un parti qui veut tout avoir par le chantage et les manœuvres sans rien donner en contrepartie », a-t-il martelé. La fronde contre le projet de Constitution a également touché d'autres commissions constituantes. Plusieurs députés, dont Salma Baccar, Hichem Hosni et Foued Thameur, se sont retirés, hier, des réunions des commissions constituantes dont ils sont membres. Le député Foued Thameur (commission du Préambule) a estimé que les modifications apportées par la commission chargée de la coordination des travaux des différentes commissions constituantes constituent une «violation du règlement interne de l'Assemblée nationale constituante (AN C)». Mongi Rahoui (commission des collectivités publiques) a, quant à lui, indiqué que le projet de Constitution «n'a pas pris en considération les revendications économiques et sociales du peuple». Dénonçant un coup de force d'Ennahdha sur plusieurs points clés du projet, plusieurs députés envisagent un recours auprès du tribunal administratif. « Nous allons user de tous les moyens légaux pour s'opposer à ce projet de texte fondamental qui vient d'être défiguré. Des points ayant déjà fait l'objet d'un consensus lors du dialogue national ont été supprimés alors que d'autres propositions litigieuses ont été incorporées dans la dernière mouture de la Constitution », s'offusque Samir Taïeb, élu du Bloc Démocratique (Opposition). Selon lui, l'article premier et l'article 141 énoncent deux identités et deux Etats qui s'opposent et s'annihilent. Pendant que l'article premier et son consensus intrinsèque consacre la nature de l'Etat civil, l'article 141 stipule qu'aucune réforme constitutionnelle « ne peut porter atteinte à l'islam en tant que religion de l'Etat », une formulation peu claire qui constitue «le cheval de Troie de la mise en place de l'Etat religieux». Démenti En réponse aux diverses critiques que suscite le projet de Constitution, le rapporteur général de la Constitution, Habib Khedher, (élu d'Ennahdha) a démenti l'existence d'un coup de force de la part de son parti, notant que la commission chargée de la coordination des travaux des différentes commissions dispose de prérogatives qui lui permettent de supprimer certains points et de revoir les formulations. En ce qui concerne les articles portant sur la nature de l'Etat, M. Khidher a estimé qu'il n'y a aucune contradiction entre les articles 1er et 141. «Une cohérence totale entre les dispositions des deux articles est au contraire consacrée. Il n'y a pas d'opposition possible entre La Tunisie est.... «l'islam est sa religion» et «l'islam est religion de l'Etat». Pourquoi considère-t-on que l'article premier ne s'oppose pas au caractère civil de l'Etat et le 141, si ? C'est une lecture non équilibrée. Du reste, l'Etat civil se construit en se basant sur les «Makassid», finalités de l'islam, sur l'identité arabo-musulmane, sur la langue arabe», a-t-il déclaré. En ce qui concerne le régime politique, le rapporteur général de la Constitution a indiqué que la commission du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif présidée par Amor Chétoui a, elle même, demandé à la commission de coordination de trancher. « M. Chétoui avait demandé lui-même que certains points délicats soient exposés aux partenaires politiques. Il avait également expressément demandé à la Commission d'écriture de la constitution de trancher, des enregistrements sonores faisant foi », a-t-il révélé. En théorie, le projet de Constitution présenté le 1er juin devrait être soumis aux différentes commissions de l'ANC puis au président de la République Moncef Marzouki et au Premier ministre, Ali Laârayedh, avant d'être voté entre le 20 juin et le 8 juillet. Mais au regard de l'état actuel des choses, il semble extrêmement difficile à la Constitution en l'état de réunir les 2/3 nécessaires pour la ratification finale. Raison pour laquelle de plus en plus d'experts évoquent la possibilité du recours à un référendum. Or, cette option s'apparente, selon eux, à un saut dans l'inconnu. D'autant plus qu'en cas de rejet de la Constitution suite à un référendum, on risque de remettre le compteur à zéro. Cela est d'autant plus vrai sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics ne dit pas s'il faut rédiger de nouveau un autre texte fondamentale par la même Assemblée constituante ou élire une autre constituante….