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L'invité du dimanche: Ahmed Soueb, magistrat au tribunal administratif.. « L'appareil anti-terroriste s'est bien revigoré grâce à une révision cardinale avec deux grands changements »
Les enjeux politiques et juridiques des prochaines élections législatives et présidentielles sont multiples, et on en peut pas trouver mieux que le juge Ahmed Soueb pour nous guider dans ce chemin labyrinthique. De par ses connaissances approfondies en matière de droit administratif et les grandes compétences qu'il a étalées au sein du tribunal administratif, où il a roulé sa bosse depuis une longue date, surtout pendant les années de braise, et dont il est l'un des piliers, il est le mieux indiqué pour nous éclairer sur plusieurs questions épineuses et obscures. C'est cette instance qui tranchera en dernier ressort tous les litiges qui surviendront, lors de ces échéances capitales. Notre invité est connu pour son franc parler et son intransigeance lorsque les problèmes soulevés se rapportent à des questions de principe avec lesquelles il ne badine jamais. Avec lui, on a pu aborder des sujets très controversés et obtenir des réponses claires et directes. Il a, particulièrement, insisté sur le rôle de la Cour des comptes, la pièce maîtresse de l'opération électorale, l'instance qui assurera l'arbitrage en matière d'argent politique illicite. Le comportement de cette Cour s'était caractérisé par un certain laxisme à l'égard des fraudeurs de l'échéance précédente où les partis et candidats n'ont pas encore restitué les deniers publics bien qu'elle dispose de tous les moyens légaux pour leur imposer cette restitution. Dans ce chapitre, le juge nous a, également, fait état de la possibilité de procéder à la suspension provisoire des associations douteuses, dont le financement est occulte, par la police administrative en dehors de la loi sur les associations qui, elle, relève de la justice judiciaire, et ce en raison de la longueur de la procédure. Il a été aussi question, dans cet entretien très varié et très instructif, du comportement de certains partis politiques qui ont fait appel aux services de médias étrangers, un délit qui est normalement assorti de sanctions sévères telles que l'emprisonnement de ses auteurs, chose qui n'a pas été faite en dépit des dispositions claires de la loi. Comme on a été édifié sur la manière de protéger les juges dans le but d'émanciper la justice et d'améliorer son rendement dans le traitement des dossiers se rapportant à la lutte antiterroriste. Le juge nous a présenté une solution qui est fort plausible et fort réalisable à ce propos. Son grand sérieux et sa grande fermeté, qu'ils témoignent dans le domaine professionnel, laissent, toutefois, une place à l'indulgence quand il est question d'humanité. C'est ce dont il a fait preuve lorsque son fils, étudiant, était agressé par un salafiste. Il est allé retirer la plainte qu'il a déposée contre lui, mais il a trouvé que son protégé l'a précédé. La transmission des valeurs est déjà assurée. Pourvu que la leçon soit assimilée par l'autre partie. -Le Temps : certains pensent que l'ISIE s'est immiscée dans un domaine qui n'est pas le sien en touchant à l'un des fondements de la forte administration, sur laquelle repose l'Etat tunisien, quand elle a dispensé les candidats de la condition relative au bulletin N3. Partagez-vous cet avis ? -Le juge Ahmed Soueb : il y a deux approches possibles concernant cette question. Cette opinion a ses fondements respectables. Néanmoins, en termes purement juridiques, les conditions d'éligibilité des candidatures aux législatives sont fixées par la loi électorale. Et on a une règle de droit qui dit que, pour bénéficier du doute du droit, les conditions doivent être interprétées restrictivement, ce qui empêche toute structure d'en ajouter de nouvelles, surtout quand l'instance en question prend des règlements qui sont inférieurs à la loi. Donc, logiquement, elle aurait dû s'empêcher de conditionner l'admission des listes à la présentation du bulletin N3, vu qu'une telle condition n'existe pas dans la loi. Nonobstant, si elle l'avait exigée pour s'assurer que X n'avait pas d'antécédents, elle n'aurait pas dû reculer d'autant plus qu'elle a dit que cette mesure était prise à titre exceptionnel, ce qui veut dire qu'elle peut, pour les prochaines élections ou bien pour les élections communales des collectivités locales, exiger cette condition. L'ISIE peut soit vérifier, dans les données statistiques du ministère de l'intérieur, si les candidats avaient des antécédents ou pas, soit se contenter de vérifier les bulletins des gagnants des élections. Et là, elle pourra éliminer ceux qui auront des antécédents et les faire remplacer, de droit, par ceux qui les suivent sur les listes. Cependant, les auteurs d'un crime involontaire ne doivent pas être considérés comme étant de mauvaises mœurs. De plus, la privation des droits civils, parmi lesquels le droit de voter et de poser sa candidature, est, conformément au code pénal une peine complémentaire qu'il faut prononcer par un jugement à part. Autrement dit, tant qu'il n'y a pas de peine complémentaire qui prive un candidat de ses droits civils, il est éligible. -Qu'est-ce que vous pensez du mode de financement des partis politiques ? -Dans le rapport de la Cour des comptes sur le financement de la campagne électorale, publié en été 2012, il y a quelque chose qui m'a choqué et beaucoup déçu et qu'il importe de souligner à titre préventif. Il s'agit de l'utilisation de la chaîne de télévision privée britannique, « Al Mostakilla », par la Pétition populaire (Al Aridha chaâbiya) et que la Cour des comptes a assimilé à un financement étranger en nature qu'elle a expertisée auprès de la télévision nationale qui l'a évalué, à peu près, à 1, 3 milliards de dinars. En plus du fait qu'il est interdit par la loi, le financement étranger est considéré par celle-ci comme étant un crime, ce qui a été écrit dans ledit rapport. Un tel délit est soumis à l'article 75 de la loi électorale, dans le chapitre « Des sanctions pénales », et qui aurait dû entraîner la perte de la qualité de constituants et l'emprisonnement. Mais rien de tout cela n'a été fait. Qui en est responsable ? Peut-être la Cour des comptes si elle avait un organe assimilé au parquet pour envoyer le dossier au juge pénal. Sans doute, son premier président aurait pu procéder ainsi, mais il ne l'a pas fait, je ne sais pas pourquoi. Le deuxième responsable, c'est le juge judicaire aurait dû actionner la procédure, vu que le rapport était publié dans le Journal officiel, il aurait pu s'autosaisir et ouvrir un procès. Le troisième responsable, c'est les partis politiques concurrents à Al Aridha contre laquelle ils auraient dû déclencher une procédure pénale pour récupérer leurs sièges et protéger, ainsi, la démocratie contre l'argent sale. A côté de tous ceux que je viens de citer, les médias aussi assument une part de la responsabilité, étant donné qu'ils sont appelés à dénoncer tous les dépassements. Ce qui est malheureux, c'est que ces crimes-là sont prescrits deux ans après les élections, et maintenant, les auteurs en sont protégés. -Qu'est-ce qui empêche la Cour des comptes de sévir contre l'argent illicite des partis politiques? -Le décret-loi sur les partis politiques impose aux partis de soumettre leurs rapports financiers annuels à la Cour des comptes, alors qu'apparemment seulement quelques uns l'ont fait. Il n'y a pas eu de conséquences juridiques malgré cette obligation légale. Cette Cour était très timide, elle aurait dû taper sur la table et alerter l'opinion publique nationale. Donc, là, il y a deux coupables qui sont la Cour des comptes et les partis politiques. -Et qu'est-ce que vous pensez des subventions publiques pour la présidentielle ? -Chaque candidat touchera 75 mille dinars au premier tour, ce qui représente un gain énorme pour des candidatures farfelues et non sérieuses qui pourraient faire quelques apparitions qui coûteraient 10/15 mille dinars. Ce sera plus juteux par rapport aux élections précédentes où ces subventions étaient de l'ordre de quelques milliers de dinars pour dix personnes. Et quand je vois certaines candidatures, je tombe des nues, on en est, à peu près, à une quarantaine déclarée. Ce n'est pas sérieux du tout. -Pourquoi la Cour des comptes n'a-t-elle pas restitué l'argent accordé à ces candidats non sérieux qui se sont présentés aux élections précédentes ? -Cela fait quelques mois que la Cour des comptes a actionné la récupération forcée de cet argent-là. Cette mesure était également prise contre la mauvaise gestion de l'ancienne ISIE où certains fonctionnaires ont perçu un double salaire. La cour des comtes est dans l'obligation de restituer ces deniers publics qui appartiennent à la collectivité nationale. Elle dispose de tous les moyens légaux, de tous les pouvoirs pour récupérer cet argent, elle est l'Etat doublé du pouvoir juridictionnel. C'est pourquoi je considère qu'elle a failli à son devoir. En plus de tous ces pouvoirs dont elle est investie, la Cour des comptes a un pouvoir moral consistant à aider à l'instauration de la démocratie. A côté de la grande muette qu'est l'armée, on a une deuxième grande muette qu'est la justice. Or la justice c'est l'un des grands instruments de l'instauration de cette grande valeur, elle doit taper sur la table. Les juges judicaires le font à travers l'Association et le Syndicat, nous, les juges administratifs, l'Union des magistrats administratifs, et quand quelque chose ne fonctionne pas au sein de l'association, on le crie haut et fort. Alors que la Cour des comptes, elle, on ne l'entend pas, ce qui est malheureux. Ce silence peut être coupable dans le sens où il risque d'entraîner le laxisme qui encouragerait les partis politiques à tout se permettre y compris la dissimulation de leurs comptes annuels. La Cour des comptes n'est ni audible, ni visible.. -Comment expliquez-vous l'augmentation spectaculaire des associations, dont le chef du gouvernement vient de suspendre les activités de quelques unes, et qui, sous le couvert d'œuvres caritatives, servent à financer des partis politiques au moyen d'argent occulte ? -Juste après la Révolution, on a abrogé la loi 59 sur les associations qui étaient soumises à la condition de l'autorisation, et on est passé d'une loi répressive à un décret-loi liberticide se limitant au régime d'information, qui était cuisiné par Yadh Ben Achour, au mois de septembre 2011. Ainsi, on est passé d'une extrême à l'autre. Et du coup, la structure qui s'occupait de ces associations n'était plus le ministère de l'intérieur, mais le premier ministère. Et il s'en est suivi une profusion d'associations dont le nombre a, carrément, doublé en passant de 9 000 à 18 000. Apparemment, la première structure était plus outillée pour tout surveiller surtout les financements, alors que la seconde était dans l'impossibilité d'assurer le suivi aussi bien en terme d'activités qu'en terme de financement, ce qui a entraîné cette inflation. Il ya certaines associations qui posent problème, surtout celles qui font de la prédication religieuse et celles qui servent de structures d'apprentissage de la culture de l'extrémisme et d'un islamisme radical. Et certaines d'entre elles contiennent des dirigeants qui sont des terroristes notoires. D'autre part, la suspension provisoire de 157 associations sur 18 000 représente -1%, ce qui donne peu de crédit aux gens qui prétendent qu'une telle mesure empiète sur les libertés, cela n'a pas de sens. En plus, ceux qui soi-disant défendent les droits de l'homme sont ceux-là mêmes qui sont les moins adeptes des droits de l'homme et de la démocratie. Et le sit-in qui a eu lieu, devant le palais du gouvernement à la Kasbah, était organisé par soixante-dix personnes qui sont des figures très connues : ce sont des gens proches d'un parti politique et dont certains prônent un Islam radical et antidémocratique. En outre, ce qu'a fait le chef du gouvernement n'a rien à voir avec la loi sur les associations. -Comment cela ? -Les sanctions prévues par cette loi font partie à peu près de ce qu'on appelle la police judiciaire, ce qui entraîne l'application du décret-loi dans le cadre de cette dernière devant le juge judiciaire. Or, le gel provisoire prononcé par le gouvernement s'oppose à cette loi sur les associations, en ce sens que la police administrative, qui fait de la prévention et non pas de la répression, s'est substituée à la police judiciaire. Secundo, cette mesure n'est pas soumise à la loi sur les associations. Troisièmement, si quelqu'un n'est pas content de ces décisions de suspension provisoire, il ne s'adresse pas au juge judiciaire, qui est compétent en la matière, mais au juge administratif. -Et quelle est la différence entre les deux démarches ? -Si on appliquait la loi sur les associations, cela prendrait des années pour geler une association, et l'exemple type à ce propos, c'est celui des ligues dites de protection de la révolution dont la dissolution a pris deux années. Prenons l'exemple d'une équipe de football qu'on doit dissoudre parce que ses supporters se comportent comme des hooligans en commettant des actes de violence là où ils vont. Si on appliquait la loi sur les associations, cela nous prendrait deux ans, et entre temps, tous le pays serait saccagé. Par voie de conséquence, la police administrative peut geler provisoirement en dehors de la loi sur les associations mais à deux conditions : le caractère provisoire et le péril imminent. Donc, il y a trois différences fondamentales entre les deux procédés : ce n'est ni le même juge, ni le même texte, ni la même police. -Quelles sont, selon vous, les retombées de la crise libyenne actuelle sur la Tunisie ? -Je pense que les retombées de la situation libyenne, qui peut durer encore des années, sont, tout d'abord, d'ordre économique, puisque la Libye représente un grand marché pour la Tunisie. Les restrictions apportées au mouvement des marchandises et des hommes vont étouffer davantage le sud du pays qui est déjà une zone de turbulences interne. Cette situation pourrait aussi renforcer les cellules terroristes présentes en Tunisie, donner naissance à des relations directes ou indirectes entre ces dernières et celles existantes en Libye et engendrer des attentats de plus ou moins grande ampleur. Cependant, je ne pense pas que cela peut mette ne danger l'Etat tunisien, cela est indiscutable. Je détiens des informations des ministères de l'intérieur et de la défense nationale selon lesquelles la situation est maîtrisée. A preuve, depuis presque deux mois, notre armée et nos forces de l'ordre sont en position très défensive, et il y a, quotidiennement, des arrestations de poissons moyens, étant donné que les des grands poissons ne sont pas en Tunisie. De plus, ces terroristes ne sont plus capables de faire des actes spectaculaires. Il ne faut pas oublier qu'à pareille époque l'année dernière, le 5 août, il y avait le coup de Wardia. Donc, pour moi, la situation est sous contrôle, néanmoins, le risque pourrait augmenter un peu avec le problème libyen provoqué par les dernières élections. -On a vu que le résultat de ces élections était, vivement, contesté par les islamistes. D'après vous, cette crise libyenne est légale ou bien politique? -Ce qui est intéressant de savoir, tout d'abord, à propos de ces élections c'est que 40% des candidats appartiennent à des partis politiques et qu'à peu près cent vingt d'entre eux ont des appartenances tribales. Cette crise est politique qui a des répercussions légales se manifestant, actuellement, par la présence de deux parlements, deux gouvernements, plein de milices et une pseudo armée de Khalifa Haftar. C'est le chaos. L'autre manifestation légale de cette crise politique c'est l'arrivée de la commission des soixante en Tunisie pour rédiger la constitution libyenne. -Qu'est-ce qui vous laisse si sûr que la situation explosive en Libye ne peut pas affecter la Tunisie ? -En dehors des raisons que j'ai avancées, il existe au moins quatre grandes différences entre notre pays et la Libye qui rendent impossible un tel scénario. En premier lieu, les Libyens avaient un régime politique et pas d'Etat, alors que nous, nous avons l'un et l'autre. La Libye était dirigée par le parti hégémonique de Kadhafi qui dominait l'Etat et avec sa chute, tout s'est écroulé comme un château de cartes et plus rien ne fonctionnait, tandis que chez nous, avec la chute de Ben Ali, le vendredi 14 Janvier, le lendemain, tous les grands services publics fonctionnaient, la santé, l'éducation, les tribunaux, les postes, le transport... En second lieu, il ya la grande société civile. Troisième différence entre eux et nous, et qui est la plus importante, c'est la femme tunisienne. L'une des plus grandes batailles pour la démocratie, c'était celle de la Manouba, et là, je pense un grand bonjour à ses quatre reines, à savoir Neila Selliti, Amel Grami, Raja Ben Slama et Latifa Lakhdar qui sont le symbole de l'école de l'Islam tunisien de Talbi. Et finalement, le grand atout, c'est l'UGTT qui comprend plus que 700 000 affiliés, c'est-à-dire plus que la population du Qatar, et sans laquelle il n'y aurait pas eu de dialogue national à un moment où on était en pleine impasse. -En dépit des quelques coups meurtriers que nous assène le terrorisme de temps en temps en temps, on enregistre des satisfactions, ces derniers temps, grâce à l'ascendant pris par nos forces de l'ordre et nos militaires sur les terroristes. Par quoi expliquez-vous ces réussites ? -L'appareil antiterroriste s'est bien revigoré, comme je l'ai précisé plus haut. D'abord, au niveau du ministère de l'intérieur, parce qu'il y a un technicien qui s'occupe du dossier, qui est Ridha Sfar, et le retour de grands cadres que je connais et qui étaient même mes étudiants et j'en suis fier. Ce sont des gens très compétents, très patriotes et très neutres politiquement, je le dis et je l'assume. Partant, la sécurité parallèle s'est plus ou moins affaiblie et il y a, maintenant, une maîtrise de l'appareil sécuritaire par ces derniers. Ensuite, au niveau militaire, après les déboires du mois de ramadan 2013 et 2014, il y avait eu une révision cardinale de l'approche antiterroriste avec deux grands changements. Premièrement, les décisions ne reviennent plus au commandement central, et c'est, dorénavant, le chef opérationnel qui est habilité à en prendre, et c'est très important. Rappelons-nous de l'embuscade de Henchir Tella qui s'est produite vers 19h45 et où les premiers éléments de renfort ne se sont présentés sur le terrain de bataille que le lendemain matin à 8h, justement à cause de cette hiérarchie décisionnelle. Deuxièmement, pour une meilleure synchronisation entre toutes les composantes agissant dans ce domaine, on a mis en place trois commandements : zone frontalière libyenne, Kasserine/Sidi Bouzid, Kef/Jendouba. Donc, on a trois commandements régionaux qui réunissent toutes les parties prenantes, à savoir la douane, la garde nationale, la police et l'armée avec un seul chef. -Qu'est-ce que vous pensez du projet de la loi antiterroriste qui a suscité une grande polémique? -Trop lourde et elle prend du temps. C'est à quoi nous avons conclu, dans le cadre de la coordination sur la justice transitionnelle, avec mon ami Amor Safraoui, des magistrats militaires, sécuritaires et avocats et même sociologues et historiens. C'est une loi très longue qui contient 136 articles, très peu travaillée et que tout le monde risque d'utiliser comme un cheval de Troie dans cette période de campagne électorale. C'est une loi lourde qui nécessite une certaine sérénité, ce dont on est loin, et dont on peut se passer d'autant plus qu'il n'y a pas de vide juridique, puisqu'on peut appliquer la loi 2003 en en écartant tout ce qui est contraire aux droits de l'homme et aux procès équitables, ce qui est contenu dans la constitution qui sert de fondement pour le juge. Cette polémique autour de cette loi antiterroriste est provoquée par des gens ayant des visées électoralistes, d'autres qui ont des calculs politiques et d'autres encore qui n'ont pas la maîtrise minimale du droit et qui s'aventurent dans un terrain très difficile et très escarpé. Ces gens-là ne savent même pas faire la différence entre la nature des délits et les logiques qui les gouvernent. A titre d'exemple, il y a des crimes terroristes qui sont prescrits au bout de vingt ans, alors que les crimes de torture sont imprescriptibles, ce qui veut dire qu'un forfait, qui peut être le résultat d'un dépassement individuel, est sanctionné plus sévèrement qu'un acte terroriste qui s'insère dans tout un système représentant un danger pour l'ensemble du pays et menaçant l'humanité tout entière. D'autre part, le pôle juridictionnel antiterroriste ne figure pas dans cette loi qui était préparée de novembre 2012 à janvier 2014, ce qui est caricatural. De plus, on a désigné le tribunal de première instance de Tunis comme exclusivement compétent, or il y en a deux. Auquel doit-on s'adresser ? A celui de Tunis I ou à celui de Tunis II ? Cela montre un manque criant de professionnalisme. Le comble, c'est que les auteurs de ce projet ont mis dans l'exposé que j'ai lu, que ce dernier était travaillé avec plusieurs départements, qui sont entre autres les ministères de l'intérieur et de la défense. Alors que dans les débats avec les deux commissions compétentes de l'ANC, celle des droits et libertés et celle de la législation générale, ces départements ont affirmé qu'ils ne les ont pas fait participer à ce travail. En outre, ils ont constitué une commission de lutte contre le terrorisme auprès du premier ministère, qui est en principe administrative et non pas juridictionnelle, et dont la composition est illogique avec des attributions trop vagues Donc, pour toutes ces motifs-là et vu le contexte général, c'est une loi à ne pas penser. -On remarque que la justice ne suit pas, souvent, le pas de nos forces de l'ordre et de notre armée par la mise en liberté de quelques inculpés appréhendés par ces dernières. Qu'est-ce que vous en pensez ? -La justice pénale souffre déjà d'un handicap objectif pour ce qui est du terrorisme, en ce sens qu'on n'a pas de juges spécialisés antiterroristes. Tout le monde le réclame, les gouvernements successifs l'ont dit et n'ont rien fait. Ce qui fait que vous avez des gens qui sont submergés et qui n'ont pas la protection nécessaire. En plus, je peux vous dire que la justice judiciaire a été lynchée sous les gouvernements de la Troïka qui dominaient ce département, cela est indiscutable. D'ailleurs, les ministres qui lui ont succédé sont des gens qu'on n'a jamais vu avant la Révolution et il y en a même certains qui ont collaboré avec l'ancien régime. Je me demande qu'est-ce qu'ils peuvent bien rapporter. Les gouvernements de la Troïka ont réintroduit la peur dans le palais de la justice. -De quelle manière l'ont-ils fait? -Sur les quatre-vingt-et-un juges licenciés, la Troïka s'est rétracté sur neuf cas. Pourquoi ?! Sur les soixante-douze restants, vingt-neuf licenciements sont déjà annulés, et ils le seront, forcément, tous par le juge administratif. Ce sont là des énormités juridiques, des transgressions grotesques du droit. Voilà comment on introduit la peur. Conformément à ce mécanisme, quelqu'un qui n'est pas corrompu, qui n'est pas instrumentalisé par le pouvoir politique et qui a été, malgré cela, licencié, risque gros à cause de ces procès politiques. Tandis que certains juges hyper corrompus, qui ont rédigé des articles de soutien au chef de l'Etat, le prétendu défenseur de la femme, Ben Ali, et à sa femme continuent à exercer jusqu'à maintenant. Et certains parmi eux ont été promus sous les gouvernements de la Troïka. Donc, tout cela explique que les juges sont peu protégés, et c'est pourquoi, comme l'a dit mon professeur Yadh Ben Achour, on a une justice à deux vitesses, depuis deux/trois ans. S'il est question d'une personne dont on a peur en raison du pouvoir qu'elle détient, on est très clément à son égard, sinon, on est très sévère. Pour un simple baiser, l'auteur est puni pour plusieurs mois, et il est de même pour des gens qui étaient derrière des revendications sociales, comme cela a été le cas pour des jeunes au nord ouest qui ont écopé de huit mois de prison ferme. Donc, j'en conviens, la justice n'est pas dans sa meilleure forme afin qu'elle puisse couronner les efforts des forces de l'ordre et de l'armée. -Y a-t-il un moyen, dans le contexte actuel, pour protéger les juges afin qu'ils puissent donner le meilleur d'eux-mêmes et pouvoir s'émanciper vis-à-vis du pouvoir exécutif ? -A mon sens, cela peut se faire en quelques jours à la manière du pôle judiciaire anticorruption. On peut installer un pôle antiterroriste au sein du tribunal de première instance de Tunis I et demander le recrutement de magistrats courageux, n'ayant jamais collaboré avec l'ancien régime, bien évidemment, avec l'accord du conseil supérieur provisoire de la justice judiciaire. Avec une vingtaine de magistrats entre procureurs et juges d'instruction, qui soient mis en disponibilité et entièrement chargés des dossiers relatifs au terrorisme, on aura un appareil juridictionnel, spécialisé et beaucoup plus efficace certainement, sans attendre une loi. On peut le faire par arrêté du ministre de la justice comme cela a été fait sous Bhiri.