Dimanche dernier, constatant que la coupure d'électricité allait encore se prolonger au-delà de vingt heures, et que nous n'avions que de petits bouts de bougies, nous sortîmes en acheter dans l'une des nombreuses épiceries du quartier. Malheureusement, il n'y en avait plus dans aucun commerce du coin, ni dans des magasins un peu plus éloignés. D'après les marchands, les chandelles manquent sur le marché ! A quoi était due la pénurie ? Ils n'en savaient rien ! Nous rentrâmes donc bredouilles au moment où le courant fut rétabli. Cela ne nous empêcha pas de nous poser des questions et sur la panne « nationale » et sur la pénurie de bougies. En ce qui concerne la coupure de l'électricité, elle nous a donné un avant-goût des ténèbres dans lesquelles certains ennemis de la lumière tiennent à nous replonger. Nous espérons que nous n'étions pas les seuls à éprouver l'angoisse de voir la Tunisie éclairée tomber aux mains des obscurantistes. C'est dans pareilles situations concrètes qu'on mesure l'importance vitale de la lumière : que l'on imagine les Tunisiens sans électricité et sans bougies durant une semaine ou un mois. Les voisins qui, dimanche soir, saluèrent par des youyous et des hourras le rétablissement du courant ont bien raison de manifester aussi bruyamment leur joie, parce qu'un Tunisien digne de cette nationalité, ne supporte pas le retour aux temps sombres des cavernes. Nostalgie Hélas, il existe parmi nous des nostalgiques de ces nuits du temps, qui ne se contentent pas d'en souhaiter la résurrection, mais qui tiennent aussi à faire partager leurs goûts passéistes par le reste de leurs compatriotes, voire par l'humanité entière. Les prédicateurs fondamentalistes et leurs disciples jihadistes font de leur mieux, depuis quelques années et à la faveur de l'instabilité politique et sécuritaire successives aux révolutions du « Printemps arabe, pour diffuser leurs vues anachroniques et persuader leurs ouailles que celles-ci se conforment strictement à l'esprit de l'Islam authentique. Et le venin de donner très vite son effet parmi des milliers de jeunes dans chaque contrée arabe. Sur le terrain, cela donne des esprits bornés, imperméables à la tolérance, incapables de rationalité ; cela donne aussi de plus en plus de filles entièrement voilées et de barbus à la mode talibane qui revendiquent la supériorité de l'homme sur la femme, qui manifestent contre le Code du Statut Personnel, qui maudissent Bourguiba pour sa promulgation et dénoncent toute velléité d'émancipation féminine au sein de la famille et de la société. L'Occident dont ils exploitent les inventions et découvertes est perçu par eux comme le monde impie et dénué de valeurs morales. Les autres religions sont présentées comme inférieures à la leur. Bref, ils prônent un attachement exclusif à la Tradition et bannissent ce qui, de près ou de loin, sent la réforme, l'innovation et la modernité. Scénario terrifiant Revenons un peu à nos bougies : où sont-elles passées justement ? Ce ne sont tout de même pas les familiers des mausolées de marabouts qui en ont vidé les boutiques de commerçants, ni non plus les participants aux sit-in nocturnes, ni les familles qui fêtent mariages ou circoncisions ! A moins que là aussi les terroristes ne soient derrière la pénurie : la bougie leur est diversement utile dans leurs campements sylvestres et sous leurs tentes sahariennes. Que nous laissent-il en cas de coupure de courant : des fumigènes pétaradants qui tous les soirs troublent notre sommeil et terrorisent nos enfants. Un peu pour nous dire préparez-vous à l'ambiance des guerres, à la vie dans le noir de jour comme de nuit, à la pénurie de tout, et en particulier à l'absence de lumière aussi blafarde soit-elle ! A la STEG, il paraît que quelqu'un s'est amusé à anticiper ce scénario terrifiant ; c'est du moins la première version donnée pour expliquer la coupure de courant sur l'ensemble du territoire ! Ah bon ! Il y a donc des gens que ça amuse de voir les autres patauger dans l'obscurité ! Oui, c'est plausible, même si l'argument invoqué n'a convaincu presque personne ! Hier lundi, le directeur général adjoint de la STEG a fourni une explication différente : une panne technique dans le réseau du Sahel serait à l'origine de la coupure d'électricité. Qui sait si l'enquête diligentée par le chef du Gouvernement n'apportera pas de nouveaux éléments qui infirmeront ces deux versions ; Ainsi les Tunisiens n'auront peut-être aucun « éclairage » définitif sur cette panne grave. Comme toujours quoi, dans les grandes affaires ténébreuses de ce genre ! Tuyaux lumineux C'est d'ailleurs ce qui a autorisé plus d'un citoyen à donner sa version des causes de l'accident. En effet, dimanche dernier, chacun y alla de sa révélation : tout le monde avait son informateur haut placé à la STEG, sinon un expert-technicien au fait des pannes suspectes qui ont daigné apporter « toute la lumière » sur l'étrange coupure de courant. Ce serait pour les uns un coup « syndicaliste » pour faire pression sur la direction de leur société et sur le Gouvernement à propos d'un projet de privatisation très controversé. Selon d'autres, la panne serait due à une attaque armée contre une centrale électrique du Sud tunisien. Une troisième explication impute l'accident à des actes de vandalisme ; tandis qu'une quatrième variante en fait porter le chapeau à des agents incompétents de la STEG. Nous n'avons pas eu le temps d'enregistrer d'autres interprétations ; mais dimanche soir et lundi matin, nous eûmes de quoi meubler nos discussions et de quoi remplir les colonnes de nos journaux ! Merci à la STEG et à ses « tuyaux » lumineux !