Depuis quelques mois, les attaques de Kaïs Saïed contre l'administration se multiplient à un rythme quasi obsessionnel. Le dernier communiqué présidentiel, publié à 4 heures du matin mercredi 25 juin, s'inscrit parfaitement dans cette séquence. L'administration y est désignée comme l'un des principaux obstacles à la réalisation de son projet présidentiel. Infiltrée, corrompue, loyale aux lobbys plutôt qu'à la nation, elle deviendrait un champ de ruines à purifier. Le ton du communiqué est explicite. Le président affirme que « ceux qui servent les lobbys au sein de l'administration ne seront pas épargnés » et que « ceux qui sont au chômage depuis longtemps sont plus dignes de les remplacer ». Traduction : il ne s'agit plus seulement de réformer ou d'assainir, mais bien d'épurer. Et ce selon des critères qui n'ont plus rien d'administratif ou de technique : patriotisme, loyauté, don de soi, austérité… autant de notions vagues, invérifiables, mais parfaitement utiles quand il s'agit de discréditer les indociles et de promouvoir les partisans.
Un bouc émissaire commode pour une présidence en difficulté Cette mise en accusation de l'administration n'est pas neuve, mais elle connaît une intensification notable. À mesure que les promesses du président s'éloignent des réalités, l'administration devient le coupable idéal. Elle permet de détourner l'attention, de maintenir un récit mobilisateur, et surtout, de ne pas rendre de comptes. Car dans l'univers de Kaïs Saïed, l'échec ne peut venir de lui, il vient toujours des autres — des traîtres, des saboteurs, des ennemis invisibles, de ces vipères qui sifflent dans les couloirs de l'administration (sic). Ce discours s'inscrit dans une logique bien rodée, celle d'un populisme autoritaire qui oppose le « peuple pur » à des élites supposément pourries. Il ne s'agit plus seulement de dénoncer les dysfonctionnements réels de l'administration — qui existent et que personne ne nie — mais de réduire toute contestation, tout contre-pouvoir, à un acte de sabotage politique. Même les procédures deviennent suspectes. Le président explique que lorsqu'il intervient lui-même, tout se débloque comme par miracle. Conclusion, ce n'est donc pas la bureaucratie qui ralentit, mais bien une résistance sournoise à son autorité.
Une purge annoncée, une intention assumée C'est ici que le discours se durcit. On ne parle plus de réforme mais de nettoyage, de révolution administrative, de remplacement massif. L'administration, dit-il, est peuplée de gens qui n'adhèrent pas à sa vision. Il faut donc les chasser. Et qui pour les remplacer ? Des jeunes chômeurs, dont l'unique légitimité serait leur foi dans la cause, dans sa « guerre de libération nationale ». Compétence, expérience, qualifications ? Accessoires. L'important, c'est l'alignement idéologique. Cette logique de substitution ne vise pas à améliorer l'administration, mais à la soumettre. Il ne s'agit plus d'un appareil neutre, au service de l'intérêt général, mais d'un instrument idéologique. On ne choisit plus les meilleurs, on choisit les plus fidèles. Comme sous Ben Ali, comme sous Bourguiba, la survie dans l'appareil d'Etat dépend de l'alignement avec la ligne du chef. Dans ce contexte, les figures de la propagande jouent un rôle central. Le statut publié, dans la foulée du communiqué présidentiel, par Riadh Jrad, propagandiste attitré du régime, est éloquent. Il explique que le président rédige personnellement les lois, qu'il s'oppose à toutes les tentatives d'« édulcoration » et que l'administration, « piégée et minée », refuse la transformation voulue. Il accuse ouvertement les cadres de l'Etat de « rébellion », de « trahison », appelant à une révolution qui balayerait les saboteurs. Et de conclure par une phrase aux accents très clairs : « Le droit sans force pour le défendre est un droit caduc en politique ». Ce discours normalise la purge. Il la rend inévitable, même souhaitable. Il transforme l'épuration de l'administration en une opération de salut national. Ce n'est plus une manœuvre autoritaire, c'est une mission sacrée. Dès lors, la purge s'impose. Une purge morale, institutionnelle, politique. Pas une réforme, attention. Un grand nettoyage où chaque cadre qu'on sent récalcitrant sera remplacé par un croyant – pas croyant en l'Etat, mais croyant en Saïed, ce qui revient, dans cette configuration, au même.
Une verticalité sans appareil C'est une manœuvre vieille comme l'autoritarisme : faire de l'Etat un outil docile, le vider de ses contrepoids, de ses techniciens, de ses complexités même, pour mieux y placer des adeptes, des silencieux, des enthousiastes. Mais une question persiste, tenace comme une procédure administrative : comment Kaïs Saïed compte-t-il bâtir cette nouvelle administration loyale et patriote ? Il ne dispose d'aucun appareil partisan, d'aucun relais organisé, d'aucun vivier structuré. Sa parole règne, mais elle ne s'incarne pas. Son pouvoir est vertical, solitaire, habité par une colère mystique, mais sans colonne vertébrale. Là où Bourguiba et Ben Ali disposaient du parti unique et des fameuses cellules professionnelles, Saïed avance seul, porté par un discours messianique, mais sans assises institutionnelles. Si l'administration actuelle est à remplacer, ce sera selon quels critères, selon quelles procédures ? Va-t-on tordre encore une fois le droit pour imposer la volonté présidentielle ? Le pays peut-il supporter une épuration idéologique au nom d'un projet flou et d'un chef omniscient ? Peut-on gouverner durablement une machine qu'on détruit au nom de sa propre vision ? Peut-on tenir un Etat en purgeant les compétences et en promouvant l'allégeance ?
Ce qui se joue ici dépasse la question de la réforme administrative. C'est une recomposition complète des rapports entre pouvoir politique et appareil d'Etat. Kaïs Saïed veut faire de l'administration une extension de lui-même. Il attend peut-être qu'elle fonctionne mieux, mais surtout il attend qu'elle pense comme lui, qu'elle obéisse sans discuter, qu'elle épouse sa « guerre de libération nationale » comme une doctrine unique. C'est ce qu'on appelle le noyautage autoritaire de l'Etat. Et les présidents qui s'y sont essayés l'ont toujours payé cher, mais rarement avant d'avoir fait payer le prix fort à leur pays. Mais qu'importe. Le président veut des croyants, pas des agents. Des fidèles, pas des compétences. Des sifflements, il ne veut plus entendre que ceux de l'ovation.