(Journaliste au Figaro, essayiste orientaliste) Après l'immense émotion qu'avait suscité dans le camp laïc, le 6 février 2013, l'assassinat du leader de gauche Chokri Belaid, on avait pu craindre un basculement de la Tunisie dans une guerre civile à l'algérienne. Il n'en a rien été. De gauche à droite de l'échiquier politique, les leaders tunisiens se sont repris, en apprenant à travailler ensemble, dans une saine confrontation de leurs idées, et non de leurs militants dans la rue. Le redressement du pays de Bourguiba s'est opéré en trois étapes. Premièrement, l'opposition laïque au parti islamiste Ennahda (grand vainqueur des élections constituantes de 2011) a su s'organiser et surmonter ses divisions, par la création du front Nida Tounès (« en avant la Tunisie ! ») autour de l'avocat Béji Caïd Essebsi. Ce vaillant vieillard de 88 ans, ancien compagnon de route du leader de l'indépendance, est une figure respectée dans toutes les couches sociales tunisiennes. Il n'est pas de bonne démocratie sans l'existence de contre-pouvoirs au gouvernement en place. Voilà pourquoi l'émergence de Nida Tounès a été importante pour dissuader le camp islamiste de toute tentation hégémonique. La deuxième étape du redressement politique tunisien date de la fin du mois d'octobre 2013, lorsque un « dialogue national » entre les islamistes au pouvoir et l'opposition laïque s'est instauré, grâce à l'intermédiation du puissant syndicat de salariés UGTT. Beaucoup moins jusqu'au-boutiste que ne l'avait été le mouvement des Frères musulmans en Egypte, le parti Ennahda a alors accepté la formation d'un gouvernement neutre de techniciens. Les partis ont alors pu se consacrer à la rédaction de la Constitution. Que ce soit par tactique ou par conviction, les dirigeants d'Ennahda ont alors fait deux concessions majeures : la non remise en cause des droits que Bourguiba avait donnés à la femme tunisienne ; une référence à l'islam qui ne remette pas en cause le principe de séparation du politique et du religieux. Le 26 janvier 2014, la nouvelle Constitution fut enfin adoptée à une très large majorité, dotant la Tunisie de la loi suprême la plus libérale de l'ensemble du monde arabo-musulman. La troisième étape du retour de la Tunisie à la stabilité politique est constituée par les élections législatives du 26 octobre 2014, exemplaires à plus d'un titre. D'abord le scrutin a été précédé d'une campagne électorale qui s'est déroulée sans incident notoire. Ensuite, la participation a été tout à fait satisfaisante, bien que forcément inférieure à celle des élections de 2011, qui étaient une première pour les Tunisiens. Avec 62% de participation, on est au-dessus des taux américains habituels pour le scrutin présidentiel. Enfin, le résultat a été accepté par tous les partis, comme dans n'importe quelle grande démocratie européenne. Le parti Ennahda (67 sièges sur les 217 que compte le Parlement tunisien) a su féliciter Nida Tounès (83 sièges) pour sa victoire. L'importance historique de ce scrutin tient à ce que c'est la première fois qu'on voit dans le monde arabe des islamistes et des laïcs concourir calmement. La Révolution de jasmin avait apporté la reconnaissance par les laïcs du droit à l'expression publique des islamistes (sous Ben Ali, Ennahda était interdit). Les élections d'octobre 2014 ont apporté la reconnaissance du principe d'alternance démocratique par un parti religieux. Les pays voisins que sont l'Algérie, la Libye ou l'Egypte n'ont jamais réussi une telle gageure. Sur ces territoires, l'indispensable dialogue entre religieux et laïcs se fait à coup de bombes, de grenades et de rafales de kalachnikovs. En respectant l'autre, en acceptant les différences idéologiques de son prochain, les Tunisiens ont donné une leçon à l'ensemble du monde arabo-musulman. Autant Rached Ghannouchi, le leader historique d'Ennahda (mot qui signifie « renaissance » en arabe) que Béji Caïd Essebsi ont, dans différents interviews, accepté la possibilité qu'il y ait un gouvernement d'union nationale. C'est la preuve d'une grande maturité politique de part et d'autre. Les partis tunisiens ont su placer l'intérêt du pays au-dessus de leurs propres petits intérêts à court terme. En rétablissant aussi spectaculairement la stabilité politique de la Tunisie, ils rendent possible le redressement économique du pays. La Tunisie a en effet considérablement souffert économiquement de la Révolution de jasmin. Autant les revenus touristiques que les investissements étrangers se sont taris. Les étrangers, qu'ils soient touristes ou industriels, détestent l'incertitude. Il y a deux semaines le grand philosophe tunisien Youssef Seddick donnait une interview au Figaro, où il soulignait, à juste titre, que la Tunisie avait refusé dès les années 1860 le radicalisme wahhabite et que son islam était un modèle de modération et d'ouverture. Il pourrait ajouter aujourd'hui que ce petit pays est aussi un modèle politique dans le monde arabo-musulman.