Avec pour épicentre le théâtre El Hamra, Ezzeddine Gannoun fut l'un des rares véritables résistants culturels durant l'ancien régime. Ses créations, son travail théorique, ses actions de formation à l'échelle arabe, africaine et francophone font de nous les légataires d'une œuvre généreuse, exigeante, encore frémissante... C'est avec stupeur que les Tunisiens ont accueilli la nouvelle de la disparition du metteur en scène de théâtre Ezzeddine Gannoun... L'homme était respecté de tous, pleinement investi dans son art, en pleine maturité créatrice. Toutes ces dernières années, Gannoun les avait passées à mettre sur pied un théâtre au sens physique, moral et esthétique du terme. Depuis fort longtemps, Gannoun s'est investi avec succès dans la renaissance d'un théâtre à la rue El Djazira. Dans la vieille salle d'El Hamra, il a posé ses valises dès la fin des années 80, fort d'un projet et d'une ambition. A l'époque, le Théâtre Organique était encore vivant et ses membres encore liés par une sorte de serment artistique qui les a vus passer du statut d'étudiants de l'Institut d'art dramatique à celui de penseurs d'un théâtre alternatif en Tunisie. Avec les Akkari, Boukadida et autres Jellouli, Ezzeddine Gannoun a d'abord ouvert El Hamra qu'il venait de reprendre, aux rêves de toute une génération. En ce temps, la petite bonbonnière de la rue El Djazira rassemblait les artistes alternatifs et se posait comme un contre-modèle à l'essoufflement du Nouveau Théâtre dont la plupart des membres finiront par rejoindre l'establishment ou bien s'éloigneront de leur projet initial. Mieux, les artistes tunisiens en cette fin des années 80 louaient unanimement Gannoun pour sa volonté d'investir une ancienne salle de quartier, tout en ayant à l'esprit la débandade du Nouveau Théâtre lors de la reprise du Lido. De fait, Gannoun ne quittera plus jamais El Hamra qu'il allait durablement transformer en théâtre de tous les arts, en havre pour les artistes et en laboratoire pour le mouvement théâtral. Sur les planches d'El Hamra, il créera ses œuvres les plus marquantes, de "Gamra Tah" à "Nwassi", de " Amour d'automne" à "Parlons en silence" jusqu'à sa dernière trilogie dont les trois opus sont "Otages", "The End" et "Monstranum's". Un honnête courtier du savoir théâtral Le discours théâtral de Gannoun s'est énormément affiné au fil des décennies. Partant d'une perspective brechtienne du temps du Théâtre Organique, il se tournera davantage vers des inspirations plus modernes allant de la scène allemande aux créateurs de l'Europe de l'Est. Il ira aussi vers une réflexion sur le corps, l'absurde, le rire ou l'énergie de l'acteur. Car ce que l'on sait peu de son parcours, c'est qu'il fut aussi un fin théoricien qui jonglait avec les références et pouvait établir des correspondances intimes entre par exemple une tragédie grecque et un happening avant-gardiste, chose invisible au commun des mortels du quatrième art. C'est d'ailleurs ce bagage théorique et cette dimension intellectuelle qui feront de Ezzeddine Gannoun l'un des meilleurs formateurs tunisiens dans le domaine du théâtre. Honnête courtier du savoir, il partageait tout avec ses disciples. En d'autres termes, il ne leur cachait rien de ce qui pouvait constituer les ressorts secrets d'une œuvre, les replis intimes d'une gestuelle ou d'un discours. Exigeant mais posant le savoir en partage, Gannoun a su faire passer de manière très pragmatique sa vision du théâtre, son ambition pour le théâtre. Ce n'est pas un hasard s'il a fini par fonder le centre arabo-africain de la formation, de la recherche et des études théâtrales. Ce centre dont le siège se trouve à El Hamra a accueilli de nombreux stagiaires tunisiens, arabes et africains. Matrice de nombreuses œuvres, lieu formateur pour de nombreux artistes, ce centre a ouvert de nouvelles perspectives et démontré la validité des approches de Gannoun qui sillonnait Afrique, Europe et Asie pour porter son message théâtral, celui systématisé par le centre dont il était le fondateur et le principal animateur. Un artiste dans les interstices du dogme Acteur culturel, théoricien, formateur, comédien aussi, Ezzeddine Gannoun était un homme aux multiples casquettes. Toutefois, c'est celle de metteur en scène qui l'a le plus fait connaître et apprécier par le grand public. Depuis le milieu des années 70, il n'a en effet jamais cessé de créer, tout en élargissant toujours son regard. Son théâtre de la dernière décennie se résume à trois créations aussi prémonitoires que tissées de métaphores, aussi troublantes que parfois indéchiffrables. Réalisées avec la dramaturge Leïla Toubel, ces œuvres sont désormais entrées dans le répertoire du théâtre moderne en Tunisie et constitueront des cas d'école aussi bien pour leurs textes que les arcanes de leur mise en scène. Car, aussi bien "Otages" que "The End" s'installaient dans les interstices du dogme pour dénoncer et annoncer la chute de la dictature d'une famille sur un pays. Dernière pièce de la trilogie, "Monstranum's" posait, après la révolution, la question de la barbarie, de nos dérives, de nos impuissances. Aujourd'hui, ces pièces de théâtre semblent si prémonitoires avec leurs problématiques de l'enfermement, de la terreur et de la fuite avant la fin. Quant à la barbarie qui cherche à nous atteindre, comment ne pas dire que "Monstranum's" la pressentait déjà, la redoutait, la désignait et nous désignait comme, non pas ses victimes, mais ses complices expiatoires. C'est cela toute la puissance de la maturité du théâtre de Ezzeddine Gannoun. Il est le seul à toujours s'être démarqué des puissants, a avoir décliné honneurs et responsabilités pour se contenter du viatique de tout créateur pour lequel les utopies doivent de dissoudre dans l'action. Nous le pleurons aujourd'hui qu'il nous quitte à jamais. Mais demeure avec nous l'espoir inébranlable d'un théâtre majeur, le chemin ardu qui fait face à tout créateur et, surtout, le reflet d'un homme, de ses combats et de ses rêves intacts.