Le Challat de Tunis est un film de premier avril. Sorti le 1er avril 2014 en Tunisie, le premier long métrage de fiction de Kaouther Ben Hania a fait son entrée dans les salles françaises un an après, jour pour jour. Un pur hasard de calendrier qui tombe à pic. En effet, entre canular et réalité, ce film s'attache à la figure quasi mythique du Challat qui, selon une rumeur née en 2003, aurait balafré le postérieur de plusieurs femmes. Après deux courts métrages de fiction – Moi, ma sœur et la chose (2006) et Pot de colle (2013) - et le documentaire Les immams vont à l'école (2010) consacré à l'apprentissage de la laïcité par les imams de la Grande Mosquée de Paris, la réalisatrice adopte un genre hybride : le documenteur. Fiction volontairement masquée derrière le sérieux du documentaire, Le Challat de Tunis dit avec humour les contradictions d'une société qui oscille entre obscurantisme et désir de modernité. Absurde et grotesque ne débouchent toutefois chez Kaouther Ben Hania sur aucune condamnation. Tous les Challat en puissance – et ils sont nombreux – de son film ont leur part d'humanité et d'autodérision. Leur rire, celui de la réalisatrice aussi, est celui de la politesse du désespoir : tout en mettant à distance la réalité, il en pointe les bizarreries et les horreurs. Il balaie aussi d'un coup de babine retroussée tout didactisme, ce qui malgré le développement du cinéma tunisien depuis la révolution n'est pas encore chose très courante. Pour aller plus loin, Kaouther Ben Hania s'est confiée au Point Afrique. Le Point Afrique : Avant Le Challat de Tunis, vous avez réalisé des films clairement inscrits dans des genres : la fiction et le documentaire. Quelle a été votre approche du documenteur ? L'histoire du documenteur a été très importante pour moi dans la réalisation du Challat de Tunis. Depuis 2003 j'avais en tête de faire quelque chose de l'histoire du Challat, où se mêleraient fiction et réalité. J'ai alors découvert l'existence de nombreux films hybrides nommés "documenteurs", auxquels j'ai choisi de consacrer en 2008 un mémoire de master à Paris 3. Intitulé "Le documenteur : la fiction avec ou contre le documentaire ?", ce travail était pour moi une manière de mûrir mon projet. J'ai étudié tous les films du genre pour voir à quel point on a osé désacraliser le documentaire, offenser son image de vérité incontestable. Le Challat de Tunis est plein de références implicites à ce pan de l'histoire du cinéma et à d'autres films. Le cinéma tunisien ne s'est a priori jamais aventuré dans les sentiers du documenteur. Avez-vous vécu votre entrée dans ce genre comme un risque particulier ? Pas spécialement. Si en effet, le documenteur n'a pas d'histoire tunisienne, il a été pratiqué par de grands réalisateurs. Ce serait Woody Allen qui l'aurait introduit au cinéma en 1969. Nombreux sont ensuite ceux qui ont travaillé sur le mélange entre fiction et documentaire dans les pays anglo-saxons et aux Etats-Unis, surtout dans des films d'horreur comme Le projet Blair Witch (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez. Et en France en 2002, William Karel a donné à cette pratique de l'hybride une grande visibilité avec son Opération lune (2002) où il raconte que le premier pas sur la Lune aurait été filmé par Kubrick. Le documenteur est donc certes moins connu que les genres majeurs, mais il bénéficie d'une histoire assez riche et partageable par tous. Le plus risqué dans Le Challat de Tunis était de manquer d'informations réelles pour nourrir la fiction. D'autant plus que vous avez commencé à écrire votre scénario avant la révolution. Celle-ci a-t-elle influencé votre projet ? Elle l'a rendu possible. Au début, le sujet m'inspirait un documentaire : je voulais enquêter sur cette histoire dont tout le monde parlait à l'époque, mais qui n'a jamais été traitée sérieusement par les médias. J'ai très vite compris que je ne pourrais rien obtenir de la part de la police : les archives étaient sous clé. Alors j'ai commencé à tourner une fiction aux allures de documentaire. La forme me semblait appropriée à mon sujet, mais je sentais qu'il m'était impossible de continuer sans connaître un maximum de choses du Challat. Et puis la révolution est arrivée. J'ai pu avoir accès aux archives et y ai découvert que le vrai Challat n'a jamais été incarcéré. À sa place, un repris de justice, Jallel Dridi, a été incarcéré. Je suis allée à sa rencontre. Vous faites jouer à Jallel Dridi un rôle largement inspiré de sa propre vie. Avez-vous procédé ainsi pour tous vos personnages ? Il y a plusieurs types de personnages dans mon film. Ceux que j'ai inventés, comme la fiancée du Challat ou Marwene Clash, le concepteur du jeu vidéo où le Challat en mobylette doit balafrer les femmes habillées à l'occidentale, et les personnages réels. Parmi lesquels le Challat, ses victimes et sa mère. Tous ont cependant un point commun : ils ne sont pas des comédiens professionnels. J'avais besoin d'authenticité. Ce qui m'a poussée aussi à réaliser de nombreuses scènes hybrides, entre fiction et réalité. Celle du casting par exemple, où l'on voit de jeunes hommes tenter de décrocher le rôle du Challat. Pour filmer cette séquence, j'ai passé une fausse annonce dans le journal, alors que j'avais déjà choisi Jallel pour le rôle principal. Je leur ai expliqué ensuite mon projet et leur ai signé des contrats d'acteurs. L'humour noir qui traverse votre film met à distance la violence de son propos. Une manière de dénoncer une forme de banalité du mal ? Surtout une façon de tourner le dos au film militant et au pamphlet. Je voulais faire un film sur l'absurde avec beaucoup d'absurde. Quand quelqu'un te dit : "Si une femme est habillée de telle manière, je peux la violer", comment réagir autrement que par la dérision ? Bien sûr, les réflexions machistes sont grossies dans Le Challat. Mais elles traduisent une vérité : le décalage entre l'image que renvoient les femmes tunisiennes et leur quotidien. Car si le mythe de la femme tunisienne libre n'est pas sans fondement, il n'est pas non plus tout à fait conforme à la réalité.