"Culture arabe, culture française, la parenté reniée" sorti aux éditions l'Harmattan, un livre du poète et essayiste tunisien Abdellaziz Kacem. L'essai fait le point des travaux des orientalistes et des médiévistes sur la question de l'amour en poésie. De tout temps, la civilisation prépondérante influe, déteint sur la moins évoluée. Il était donc normal que la culture arabe au Moyen âge, son âge d'or, servît de modèle à la culture occidentale, sa voisine et, partiellement, sa subordonnée. Avec la chute de Grenade, le rapport des forces commence à s'inverser et, dès l'aube du XIXe siècle, l'Orient prend conscience de son retard séculaire et c'est au contact de l'Occident, la France et l'Angleterre en particulier, qu'il conçoit sa Nahda ou Renaissance ce dont nous reparlerons plus loin. Paradoxalement revenait à la mode dans une Europe conquérante et ethnocentrique, et qui se préparait à faire main basse sur les richesses et sur les destinées mêmes du monde arabe dont plus d'un voyageur diagnostiquait son irrémédiable « colonisabilité ». Il est vrai que ce n'était pas l'Orient du présent mais celui d'un passé glorieux qui refaisait surface, en tant que source de rêves et de splendeurs mythiques. En fait et en schématisait à l'extrême, nous pouvons dire que le Moyen âge était gréco-arabe et la Renaissance gréco-romaine. Mais a-t-on vraiment tourné le dos au legs arabo-andalou ? Dès la chute de Grenade, la langue arabe fait, sur la pointe des pieds, son entrée en France. Depuis Guillaume Postel, premier titulaire de la chaire d'arabe fondée en 1538 par François 1er, jusqu'au père de l'orientalisme moderne, Sylvestre de Sacy, « grand ouvrier de la linguistique moderne » à qui, Napoléon, chaque fois qu'il le croisait aux Tuileries, lors des réceptions qu'il y donnait, posait la même question. « Comment va l'arabe ? », cette langue exerçait un charme qui n'était pas toujours discret. A cet égard, il est bon de rappeler que Gargantua écrivait à son fils Pantagruel une lettre lui enjoignant de « fréquenter » les médecins grecs, latins et arabes. Rabelais qui, au cours de son séjour à Rome, en 1532-1533, s'initia lui-même à l'arabe, recommandait par l'intermédiaire de son héros au nom des « belles lettres », d'apprendre l'hébraïque, le chaldaïque et l'arabique. Dès l'aube du XVIIe siècle, le livre de G. Pérez de Hita. Les Guerres civiles de Grenade, remet dans la grande circulation le mythe andalou. Ainsi Madame de la Fayette écrit Zaïde, histoire des amours impossibles d'une princesse musulmane et d'un Espagnol. En vue d'une probable rencontre, chacun se met à apprendre la langue de l'autre, les mots étant le soutien sine quoi non de toute communication et de toute communion. Schématisons encore pour dire que deux œuvres essentielles ont mis ou remis les pendules occidentales à l'heure orientale. L'une parue en 1106, la Disciplina Clericalis déjà évoquée, l'autre publiée six siècles plus tard, presque jour pour jour, autrement dit en 1704-1707, à savoir les Mille et Une Nuits. Il était une fois Antoine Galland. Professeur d'arabe au Collège Royal, un moment secrétaire d'ambassade à Istanbul, chargé par Colbert de pourvoi la Bibliothèque royale en manuscrits arabes, il s'acquitta avec zèle, de sa tâche. Mais il garda pour lui un manuscrit acquis en Syrie et qu'il entreprit de traduire, encouragé en cela par le succès des Contes de Perrault. Le texte était incomplet, et le public, lassé des sempiternels contres de fées, était si frustré que, certains soirs, des petits cailloux étaient lancés contre la fenêtre du traducteur afin de lui faire entendre une supplique : S'il vous plaît, M. Galland, n'auriez-vous pas quelques nuits supplémentaires à nous relater ? C'est finalement grâce à la collaboration du maronite Hanna Diab, un Syrien d'Alep résidant à Paris, que deux ajouts de taille ont vu le jour : Les aventures d'Aladin et ceux d'Ali Baba. Œuvre populaire dédaignée par les puristes arabes, les Nuits acquirent, grâce à une traduction libre et d'une rare élégance, le statut de chef-d'œuvre universel. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, les diverses traductions européennes des contes de Schéhérazade, atteignirent les quatre cents rééditions. De l'histoire d'amour à la narration didactique, on y voit défiler dans une atmosphère où le merveilleux le dispute au fantastique, des cohortes de rois et de pinces, des criminels et de djinns, de femmes surtout, des belles et des laides, des angéliques et des diaboliques. On y relate aussi les contacts souvent houleux mais non dépourvus parfois de cordialité entre l'Orient et l'Occident. Certains épisodes de la troisième croisade dominée par les figures augustes de Saladin et de Richard Cœur de Lion y sont évoqués. Des cas de mariage et de relations amoureuses entre musulmans de chrétiennes ainsi que des tournois et des joutes entre chevaliers des deux camps sont rapportés. Certains contes ont été si bien intériorisés, si parfaitement installés dans l'inconscient des sociétés d'accueil, qu'ils sont aujourd'hui partie intégrante de leur patrimoine folklorique. Plus qu'aucune autre fiction au monde, les Nuits ont donné naissance à un nombre incalculable de films, de pièces de théâtre, de créations musicales, de pantomimes et de spectacles de marionnettes. L'engouement pour ce livre s'explique par le besoin d'évasion après une longue période où les mythes de l'antiquité avaient déjà tout dit. Son influence sur le Romantisme est considérable. Pendant longtemps, tout lettré se devait d'y plonger. Voltaire, pour ne citer que lui, avoue l'avoir lu quatorze fois et son Zadig (voire Zaïre) ne risque pas d'être renié par la mère des conteuses. C'est à travers ce personnage attachant qu'il transpose ses déboires de courtisan à la cour de Versailles. Les vers à deux hémistiches avec rime intérieure, qu'il fait dire à son héros et qui ont failli le perdre, ont plus d'un modèle dans la poésie arabe. Largement inspirés de l'imaginaire arabo-musulman, les contes philosophiques, en dépit de l'humour grinçant de l'auteur, indiquent souvent que les Turcs, c'est-à-dire les musulmans, sont plus tolérants que les chrétiens. Certes, Voltaire dénonce dans sa pièce Mahomet, le prétendu obscurantisme du prophète. Mais certains dévots y ont vu, au contraire, une attaque camouflée contre le catholicisme. On a même cru déchiffrer Jésus-Chrits derrière Mahomet, chacun des deux noms étant formé de trois syllabes.