Coup sur coup, en l'espace de quelques années, Neila Gharbi vient de publier trois recueils poétiques qui, tout en creusant dans le même sillon, révèlent fulgurances et inspirations des plus originales. Troisième œuvre de Neila Gharbi, "Le bal des désespérés" fait suite à "Ce que la mer m'a dit" et "A fleur de mots", deux premières œuvres qui annonçaient l'émergence d'une nouvelle voix poétique dans un contexte marqué par un net repli de l'expression littéraire de langue française en Tunisie. Danseurs égarés dans le labyrinthe Qualitatif, ce recul est masqué par une profusion trompeuse d'œuvres et de poètes qui, dans leur ensemble, trahissent la notion même de littérature avec des oeuvres bâclées, pleines de fautes d'orthographe, auto-éditées sans relecture préalable et, pour tout dire n'ayant qu'une très relative valeur poétique. Depuis que Moncef Ghachem ou Abdelaziz Kacem publient moins, depuis que de nombreux auteurs ont choisi l'exil à l'instar de Tahar Bekri ou Amina Said, la poésie tunisienne de langue française semble en effet être condamnée à un laborieux immobilisme que viennent parfois atténuer quelques éclairs dans une grisaille persistante. La poésie de Neila Gharbi constitue l'une de ces surprises. Dans un vers qui a valeur de métaphore, elle écrit: "Ainsi le poète met ses derniers vers, ce qui lui reste des tiroirs d'une mémoire pleine". Et de fait, Gharbi semble installer son dispositif dans une mémoire écorchée, face à des écrans blancs qu'on croirait sortis d'un cinéma mais qui s'avèrent être des linceuls. Dans des poèmes comme "Orages" ou "Les visiteurs du soir", c'est une certaine forme de spleen qui ressort mais toujours balancé par une pirouette, une trouvaille linguistique ou une échappée du sens. D'ailleurs, dans un autre vers très signifiant, Gharbi écrit: "Je suis poète habitée libérée". Ces mots à valeur de manifeste éclairent la démarche de l'auteur et soulignent le cheminement de cette troisième œuvre qui, ne l'oublions pas est placée sous le signe du désespoir. Mais ce sont tous ces "instants furtifs qu'on a vole à la vie" qui sont annonciateurs d'anabase. Car il ne s'agit pas dans ce recueil de chute mais bel et bien de résurrection, de montée vers la lumière, de "temps suspendu, perfection arrachée, désir d'éternité". Ce que Neila Gharbi appelle des "copeaux de vie" est ce qui articule fondamentalement ce recueil. Ces scories, ces ratures sont ce qui fait tendre le poète vers son point d'appui esthétique. On retrouve pêle-mêle un Charlot dans les ordures, un abribus solitaire, une avenue Bourguiba qui devient la piste de danse de tous les désespoirs assumés et surtout cette légèreté de la poésie que d'aucuns trouveront insoutenable mais qui parvient à transcender la peine pour instituer les frémissements de l'âme. Tout est dit dans un vers qui éclaire le projet du recueil: "La ville ébauche surfaite se cache derrière le voile de la nuit". Au poète, dés lors, de soulever ces voiles et initier le regard de son lecteur. Au poète de nous entrainer dans le labyrinthe, ce puzzle de nos vies dans lequel, désespérés mais esquissant des pas de danse, nous sommes égarés. Copeaux de vie et ville éberluée La mort qui guette, la ville éberluée et l'essentielle liberté du poète sont le filigrane qui sous-tend ce livre qui laisse venir la sensation dans un verbe simple et un souffle impressionniste. Parfois, la forme est brève comme pour les quelques haiku et autres quatrains libres. Parfois, le poète laisse venir les mots mais en aucun cas, les textes ne dépassent une page. Et c'est bien cela qui leur donne leur caractère percutant et ce goût particulier qu'a la poésie lorsqu'elle surgit de la vie quotidienne ou de la profondeur d'êtres et de choses que l'on pensait anodins. Avec "Le bal des désespérés", Neila Gharbi s'affirme parmi les meilleurs poètes de cette génération. Ecrivant à l'encre vive de nos soupirs, elle sait rendre notre ressenti collectif avec des mots simples qui portent des métaphores et une symbolique de la panique qui s'est emparée de nous. "Le bal des désespérés" vient d'être publié, en juin 2015, aux éditions Edilivres en France. Il existe aussi bien en version numérique qu'en version classique. A lire comme une épancheuse de mélancolie...