Au festival d'arts de la rue "Parade(s)" de Nanterre, dont la dernière édition s'est tenue dernièrement, Boniface Kagambega est une célébrité. Surtout pour les artistes burkinabè présents. Et ils sont nombreux depuis cinq ans, soit depuis que Mireille Odena, directrice du festival, soutient les "Rendez-vous chez nous-Les villages d'Afrique accueillent les arts de la rue" portés par le collectif d'artistes bénévoles d'Acmur (Association Arts, Clowns, Marionnettes et Musique dans nos rues) créé en 2009. "Parades", une fenêtre vers le théâtre burkinabè Fondateur de ce collectif, le comédien marionnettiste Boniface Kagambega entend favoriser la création d'un réseau de compagnies et de structures africaines dédiées au théâtre de rue au Burkina Faso. Et ce, en toute liberté. Avec Démocratie I love youde la compagnie l'Etoffe des rêves, Bona Kélé, des Grandes Personnes, et Tchao Moisy, d'Emile Didier Nana, "Parade(s)" a ouvert au public nanterrien une belle fenêtre vers le théâtre de rue burkinabè. Un théâtre jeune et énergique, qui traversera aussi l'été français des festivals. La politique par le clown Sautillant dans son uniforme napoléonien, avec perruque blanche à bouclettes et sourire espiègle, le comédien conteur Emile Didier Nana a dans Tchao Moisy le dynamisme frondeur. Pas question pour lui d'y aller par quatre chemins pour "dire dans la rue les choses qui dans la vie ont du mal à sortir". En l'occurrence, son agacement face aux clichés qu'on lui sert régulièrement lorsqu'il donne des contes en France. Son éloignement des siens aussi, depuis qu'il s'est installé en Normandie pour vivre du théâtre, chose difficile, sinon impossible, au Burkina. Avec son mélange très personnel de théâtre et de conte, il ne cherche pourtant pas à tirer sur qui que ce soit. Au contraire. Rythmé par des chansons populaires et par de joyeux hymnes à l'entrecôte, à l'andouillette et à la bière composés par le conteur français Jean-Georges Tartare qui signe le texte, Tchao Moisy a la farce bon enfant. Le pied de nez qui nargue avec gentillesse, et surtout qui invite à rire tous ensemble de l'absurde qui n'a jamais eu de frontières. Emile Didier Nana déploie un grotesque "qui met à distance la souffrance pour rendre partageable une expérience personnelle éloignée des réalités quotidiennes du public français", devant qui il joue de plus en plus. Autrement dit, il pratique la politique par le clown. Sankara à chaque coin de rue Et il n'est pas le seul. Dans Démocratie I love you, Vincent Bazié, Gervais Nombre et Belemou Yacouba se déguisent en bonimenteurs pour tourner en dérision la politique de Blaise Compaoré que la metteuse en scène française Evelyne Fagnen résume par une phrase du journaliste Norbert Zongo : "Dans ce pays, n'oubliez pas que sous les costumes civils il y a toujours les galons de l'armée." Avec leurs tenues voyantes et dépareillées – des costumes sur des tee-shirts bariolés –, les comédiens incarnent avec un humour truffé de références explicites à la démocratie militaire de Compaoré trois apprentis sorciers en pleine fabrication d'un président. Evelyne Fagnen insiste sur la dimension collective de cette création qui a vu le jour en février 2014 pendant la sixième édition du festival "Rendez-vous chez nous", avant le renversement le 31 octobre du président qui rêvait d'un pouvoir ad vitam æternam. "En tant que Française, je n'ai pas à me positionner quant à la politique burkinabè ni quant à la manière dont les artistes veulent en parler. J'admire les comédiens avec qui je travaille d'oser tenir des propos aussi engagés. Mon rôle principal est de mettre à profit ma liberté pour que leur parole puisse être entendue", dit-elle. Dans la détermination de ses comédiens et dans celle de bon nombre d'artistes burkinabè engagés dans le développement du théâtre de rue, Evelyne Fagnen voit le souvenir de ce que fut Thomas Sankara : "Ils n'ont, pour la plupart, connu que le gouvernement de Compaoré, mais sont encore traversés par la mémoire de Thomas Sankara. C'est remarquable." Avec Bona Kélé, également présenté lors de "Parade(s)", les compagnies Les Grandes Personnes d'Aubervilliers et de Boromo font remonter cette mémoire révolutionnaire à bien plus loin. À la guerre de Bona contre l'autorité coloniale française en 1915-1916, au moment où la France levait dans ce village des troupes pour la Grande Guerre. Une association artistique franco-burkinabè Réalisés par des forgerons et sculpteurs de masques traditionnels Bwa, les 53 objets – figurines, armes miniatures et autres – à taille de paume qui accompagnent le récit des acteurs de Bona Kélé sont, selon le marionnettiste français Christophe Evette, "aussi éloignées que possible des sculptures traditionnelles pour créer un écart par rapport aux formes d'art traditionnelles". La compagnie française apporte aussi à son associée africaine son savoir-faire en matière de marionnettes sur table. Et inversement, les artistes burkinabè enrichissent l'équipe française de leurs techniques de jeu et de sculpture. Un partage largement représentatif des échanges franco-burkinabè qui marquent la structuration du théâtre de rue au Burkina Faso, absent du territoire avant la création du festival "Rendez-vous chez nous". Car si pour Evelyne Fagnen "les rues du Burkina sont des théâtres", qu'il n'y a qu'à "se caler dans un maquis pour voir toutes sortes de merveilles - un troupeau de chèvres, des femmes au port de reine avec des kilos de bananes sur la tête -" et que des conteurs continuent de perpétuer une riche tradition orale, le théâtre de rue tel qu'on l'entend par exemple au festival "Parade(s)" est purement occidental. En France et en Europe, il est en effet l'héritier des contestations étudiantes des années 1970. Le relais de la souffrance du peuple. Pour s'en approprier les techniques et en faire des formes pertinentes pour le public burkinabè, les artistes travaillent donc souvent avec des confrères français. Emile Didier Nana avec Jean-Georges Tartare. Les comédiens de Démocratie I love youavec Evelyne Fagnen. Les Grandes Personnes de Boromo avec celles d'Aubervilliers. Il faut dire aussi que, sans les soutiens financiers de structures comme Les Ateliers Frappaz et L'Atelier 231 ainsi que d'événements comme "Parade(s)", toute la volonté de Boniface Kagambega aurait été vaine. Heureusement, l'aide est délicate et s'inscrit dans une dynamique d'échange.