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« Etant donné l'enracinement du sentiment d'impunité auquel aurait contribué la non-application de la loi de 2003, il est à craindre de voir celle de 2015 vouée au même sort »
Le Temps: Dans quel cadre s'inscrit l'organisation de votre colloque ? Bacem Damak: A préciser d'abord, que le corps des experts-comptables fait partie intégrante du dispositif général de lutte contre le blanchiment d'argent, donc, il est soumis comme d'autres corps de métiers et de professionnels à un lot d'obligations en matière de vigilance et de diligence. Deux motivations essentielles président à cette initiative: d'abord le souci de vulgarisation de cette loi notamment, dans sa deuxième partie où il est question du blanchiment d'argent. Il s'agit de sensibiliser aussi bien les experts-comptables que nos clients, en l'occurrence les hommes d'affaires, ainsi d'ailleurs que différents intervenants impliqués dans des opérations ou activités liées au blanchiment d'argent quant à l'importance des enjeux, impacts et menaces sur la pratique des affaires en Tunisie. Cette loi est déjà là depuis 2015 et on a pu constater qu'il y a beaucoup d'acteurs qui ne sont même pas au courant de son existence. D'autre part, notre corps de métier est hautement concerné par cette nouvelle loi comportant de multiples dispositions à caractère pénal qui engagent directement notre responsabilité non pas seulement en notre qualité experts-comptables ou de commissaires aux comptes tout au long de la vie de l'entreprise, c'est-à-dire durant les phases de sa construction et de sa croissance. D'autre part, la loi nous oblige à fournir des diligences qu'elle n'a malheureusement pas détaillées. Donc, pour nous, experts-comptables, cette loi peut avoir des conséquences très lourdes non pas seulement sur la nature de nos missions, mais même sur l'organisation de nos cabinets et sur la nature des relations qui nous lient à nos clients. En ce qui concerne la profession d'expert-comptable la loi du 7 août 2015 revêt un caractère répressif lourd, sans que les articles soient explicites quat aux diligences que l'expert-comptable est amené à effectuer pour se dégager de cette responsabilité. Pour rappel, l'article 116 prévoit des amendes fiscales, des sanctions pénales, l'interdiction d'exercer l'activité ou la suspension de l'agrément, la cessation des fonctions, l'interdiction définitive d'exercer l'activité ou le retrait de l'agrément, outre les sanctions pénales. Quels sont les enjeux de la loi du 7 août 2015 ? - Les enjeux sont clairs : ou bien on va appliquer cette loi avec beaucoup de rigueur et on va passer à l'Etat démocratique ou bien si cette loi n'est pas bien appliquée à l'avenir on risquera de se transformer en un Etat mafieux, ce qui engage la responsabilité de tout le monde. Je rappelle qu'il y a des dispositions dans cette loi qui sont en fait une reproduction d'une loi datée de 2003 laquelle mettait aussi à la charge des professionnels plusieurs obligations mais qui n'a jamais été appliquée. Etant donné l'enracinement du sentiment d'impunité auquel aurait contribué la non-application de la loi de 2003, il est à craindre de voir celle de 2015 vouée au même sort. Quels reproches faites-vous à cette nouvelle loi? - Il faut dire qu'il y a un arsenal juridique et un dispositif d'avant-garde, conformes aux standards internationaux et qui revêtent un caractère très répressif. Mais d'un autre côté il faut remarquer que la loi survient dans un contexte un peu spécifique en Tunisie dans la mesure où il se trouve que de l'avis de tous les experts 50 % de l'économie nationale sont à classer dans la catégorie de l'informel, caractérisée notamment par le défaut de traçabilité des actions, l'absence de répertoires contenant la liste des gens qui gagnent de l'argent mais qui ne sont pas affichés auprès de l'administration fiscale. Cette dichotomie ne manquera pas d'avoir des conséquences très lourdes sur le climat des affaires du fait qu'il y a une partie de l'économie qui échappe à tout contrôle ce qui rend difficile l'application de cette loi en dépit de son caractère hautement répressif. Il y a lieu également de faire remarquer que, comme l'a bien relevé, Maître Nejib Féki, certains articles comportent la mention suivante : « Sont exceptés les professionnels qui ne disposent pas des pouvoirs et des mécanismes de recherche et d'enquête en vertu de la législation régissant leurs professions », une mention de nature à vider le texte de son sens et de son utilité et à nous amener à redouter que le texte de la loi à risque de ne jamais être appliqué, étant donné que seuls les ministères de l'Intérieur et de la Justice disposent de ces dits « pouvoir et des moyens de recherche et d'enquête ». Comment l'argent blanchi peut-il avoir un effet négatif sur l'économie ? – Il y a à ce propos au moins deux niveaux d'influence. D'abord cela fait moins de recettes fiscales dans un pays où l'économie s'est basée dans une large mesure sur le financement par les recettes fiscales. De plus cet argent fausse complètement la concurrence dans la mesure où on va mettre en concurrence deux types d'entreprises, celles qui remplissent leur devoir vis-à-vis de l'Etat en termes de prélèvement fiscaux et sociaux et celles qui n'ont aucune contribution au fonctionnement du budget de l'Etat ni au financement des caisses sociales et qui seront bien entendu largement avantagées par rapports aux autres, ce qui est dissuasif pour l'économie régulière, formelle et transparente et qui n'encourage pas les gens à remplir leur devoir en toute transparence. Le mot de la fin? Il n'est pas besoin de s'étaler sur les graves préjudices et les risques évidents de déstabilisation que pourrait engendrer le blanchiment d'argent sur l'économie du pays, ouverte aux investissements étrangers. Ainsi donc, une législation vigoureuse et un suivi minutieux dans l'application sont nécessaires. Cependant, la réussite de la lutte contre le blanchiment d'argent est un processus qui doit impliquer tout le monde et non pas uniquement les acteurs "officiels" comme les autorités publiques, les partis politiques, les institutions financières, et les composantes de la société civile. Tous les citoyens, sans exception sont appelés à s'y engager avec conviction, sérieux et détermination. A ce propos, j'exhorte les citoyens à exiger des factures pour tous leurs achats et transactions. Ce faisant, ils contribueront à accroître les recettes de l'Etat et à le doter de moyens lui permettant de mener à bien sa lutte contre le blanchiment d'argent et le terrorisme. Entretien Conduit