Le président de la société tunisienne de sexologie clinique, Youssri El Kissi, nous a accordé une interview à l'occasion de la journée mondiale de la Femme. D'habitude, et à l'occasion de cette journée mondiale, nous traitons généralement des droits et acquis de la femme. Cette année, l'activité lancée par la STSC – qui a initié une compagne de sensibilisation grand public au sujet de la sexualité féminine et de la santé sexuelle des femmes en profitant du 4 mars, la journée mondiale de la lutte contre l'exploitation sexuelle et de la journée mondiale de la femme le 8 mars – nous a semblé intéressante vu qu'elle met le doigt sur l'un des plus grands problèmes de la femme. La santé et l'exploitation sexuelle qui, de surcroît, sont considérées comme taboues par notre société, sont passées sous silence malgré l'état des lieux déplorables. Rappelons que, un peu partout dans le monde, les chiffres sont alarmants: - 4 millions de nouvelles victimes chaque année - 500 000 femmes par an victimes de traite à fin de prostitution - 1000 milliards de dollars US est le CA estimé de la prostitution Au cours de cet entretien, Youssri El Kissi revient en détail sur la situation en Tunisie. -Le Temps : Quelles sont les majeures activités de votre association ? Yousri El Kissi : La société tunisienne de sexologie clinique, créée en mai 2014 par un groupe de médecins sexologues, a plusieurs objectifs qui peuvent être regroupes en 3 axes : - La promotion de la santé sexuelle, notamment par le recours à des actions médiatiques de sensibilisation du grand public quant aux problèmes de santé sexuelle. Ces actions couvrent autant les troubles sexuels avérés que des questions plus générales à visée préventive abordant par exemple les différences de genre, les relations de couple, les violences conjugales, les difficultés sexuelles et relationnelles relatives aux problèmes de procréation et d'éducation sexuelle. - L'amélioration des outils diagnostiques et thérapeutiques des troubles sexuels par le biais de la formation médicale continue dans le domaine de la sexologie. Pour atteindre cet objectif, nous organisons un congrès annuel de sexologie dont la première édition a eu lieu le 10 octobre 2015 sur le thème des mariages non consommés, problème très fréquent dans notre société. Le deuxième congrès se tiendra les 7 et 8 octobre 2016 et portera sur « la sexualité au féminin ». En plus ce cet événement national annuel, nous organisons également des sessions de formation aux professionnels de la santé travaillant dans le champ de la sexualité sous forme de colloques et d'ateliers. - Le développement de la recherche scientifique relative aux problèmes de la santé sexuelle, par la mise en place de protocoles de recherche dont le premier, sur les dysfonctions érectiles, vient de démarrer en janvier 2016. Ce volet de notre activité est particulièrement important dans notre pays où l'activité clinique se trouve parfois entravée par l'absence de données épidémiologiques nationales. -La sexologie est considérée comme sujet tabou en Tunisie. Quels sont les défis que vous rencontrez au quotient que cela soit au niveau de votre travail ou de votre activité à la présidence de l'Association? En dépit d'une certaine évolution constatée lors des dernières années, la sexologie reste taboue en Tunisie. Néanmoins, il faut nuancer ce propos en ce qui concerne la pratique clinique. En effet, en cas de difficultés sexuelles individuelles ou au sein du couple, nous avons l'impression que les Tunisiens sont moins récalcitrants à aller consulter pour chercher une aide professionnelle. La commercialisation de certains médicaments efficaces contre les troubles sexuels masculins n'est pas étrangère à cette évolution. Malheureusement, le problème reste encore entier pour les problèmes de la sexualité féminine. Par contre, une fois le pas de la première consultation franchis, certains patients ont du mal à s'engager véritablement dans un processus de soins à cause de certaines réticences culturelles. A l'échelle de nos actions de sensibilisation au sein de la société tunisienne de sexologie, les difficultés se font ressentir de manière plus tenace. Beaucoup de préjugés relatifs à beaucoup de sujets ayant une forte teneur culturelle persistent et empêchent la tenue d'un discours éducatif franc et ubiquitaire. -Partant de ce même principe, l'éducation sexuelle est aussi considérée comme tabou. Quel est l'impact de ce grand malaise de notre société? Tout à fait, l'un des problèmes majeurs de notre société en termes de santé sexuelle est l'absence d'un programme d'éducation relatif à ce sujet. Ce problème est omniprésent quand on est confronté au quotidien à tous les troubles sexuels qui auraient pu être prévenus et qui ne le sont pas devant l'absence de tout discours éducatif adressé de manière systématique et structurée aux jeunes. En effet, plusieurs pathologies telles que le vaginisme, résultant de la non- consommation des mariages contractés, ainsi que plusieurs problèmes relationnels de couples sont directement liés à la question éducative. Inutile de préciser l'incidence de tels problèmes sur l'équilibre familial social. De même, l'absence d'une éducation sexuelle adéquate laisse la porte ouverte à beaucoup de dérives inhérentes à la mauvaise connaissance de l'autre sexe, dont souvent la femme est victime, aboutissant à des modèles de couple archaïques basés sur la suprématie masculine sans engagement affectif ni respect véritables de la part des hommes. Plus encore, il été clairement établi qu'une éducation sexuelle égalitaire entre les deux sexes, axée sur la communication, la confiance et l'échange réduit considérablement les taux de harcèlement sexuel, d'agressions sexuelles et de violences conjugales. Nous avons organisé au sein de la société tunisienne de sexologie clinique plusieurs activités pour démontrer l'intérêt de l'instauration d'un programme national d'éducation sexuelle dans les établissements scolaires. Plusieurs ateliers de formation à cette éducation au profit de plusieurs catégories d'éventuels intervenants ont été tenus. Malheureusement, ces efforts restent aujourd'hui parcellaires, la mise en place d'un tel programme à l'échelle nationale tardant à venir malgré nos actions de sensibilisation et malgré notre sollicitation des autorités de droit, à cause justement de l'aspect tabou de la question et tous les préjugés dont l'éducation sexuelle est sujette. -Avez-vous des chiffres en ce qui concerne l'exploitation sexuelle en Tunisie? Nous n'avons pas connaissance de l'ampleur de la question de l'exploitation sexuelle en Tunisie en l'absence d'études à l'échelle nationale. Les mariages forcés des mineurs sont fort heureusement rares depuis la mise en vigueur depuis longtemps de lois réglementant l'âge minimum de mariage. Cependant, nous sommes confrontés de temps à autre dans nos consultations au problème de la prostitution chez des jeunes dont la précarité des conditions sociales et économiques les accule à cette pratique, souvent sous l'autorité mercantile et malveillante de personnes qui en tirent plus profit. -En ce qui concerne la santé sexuelle des femmes dans notre pays, pouvez-vous nous donner un aperçu de l'état des lieux? Si la sexologie est le parent pauvre de la médecine à cause de tous les préjugés et les tabous qui s'y attachent, la sexualité féminine est bien le parent pauvre de la sexologie. Depuis toujours et partout, elle a été moins étudiée et se trouve donc moins connue que celle des hommes. Elle est pourtant plus fragile car très sensible aux facteurs environnementaux et accablée par la surcharge des rôles sociaux de la femme. Il faut dire que la différence majeure entre hommes et femmes à ce propos est que toute la séquence sexuelle masculine est requise afin que le couple puisse avoir une activité sexuelle (et éventuellement procréer). Un homme doit être désirant pour obtenir une érection qui lui permet d'accomplir l'acte sexuel, à son tour potentiellement procréateur grâce à l'éjaculation. Une défaillance au niveau de l'un de ces maillons, sera immédiatement repérée par les deux partenaires et aura un impact sur leur sexualité et même sur leur vie relationnelle. Ceci est moins vrai pour la femme. Elle peut manquer de désir ou d'excitation, ne pas atteindre l'orgasme, mais ceci ne l'empêche pas de s'engager dans une activité sexuelle, au moins de « connivence » avec son conjoint. Les difficultés sexuelles féminines sont donc souvent tues car elles ne perturbent pas l'ordre établi de l'obligation de consommation. Les demandes en consultation sont plus rares et plus discrètes. La réponse thérapeutique est plus hésitante, moins riche et moins codifiée que celle proposée aux hommes. Dans ce silence imposé, la souffrance s'exprime souvent sous forme de dépression et d'anxiété avec un impact majeur sur la qualité de vie et plus tard sur le couple et la famille. Une seule exception : le vaginisme, qui contrairement aux autres troubles, empêche la consommation. En dehors du cadre pathologique, la santé sexuelle des femmes est plus sensible au contexte affectif et relationnel, à la communication et aux autres échanges de nature non sexuels au sein du couple. Elle peut donc être entravée par l'ensemble des paradigmes sociaux et culturels qui ne lui permettent pas de s'épanouir dans un climat favorable, avec manque de respect, absence de communication et dans certains cas violences de tout ordre. Les derniers chiffres de l'ONFP sont à ce titre édifiants avec près de 47% des femmes se déclarant victimes de violence. Une fois de plus, tous ces aléas pourraient être prévenus par une éducation sexuelle ubiquitaire et égalitaire entre les sexes. Entretien conduit