Encore une fois le Festival de Cannes colle à la brûlante actualité et taille ses premiers choix, à la phase de sélection comme à la dernière loge de la récompense, dans la pierre politique. Jamais dans ses annales le prix suprême, le Grand Prix, n'a été discerné à un a un film ouvertement homosexuel, aux confins de l'œuvre érotique. Le raccourci a été vite trouvé pour réparer la faille, dans une première hautement saluée, en accordant sa Palme d'Or, à sa 66ème édition, le long métrage « La vie d'Adèle », film d'Abdellatif Kechiche, réalisateur franco-tunisien. Et voilà le Festival de Cannes de s'abjurer de son péché et de donner, pour une fois, ses lettres de noblesse à un thème aussi roturier que lascif, un thème plutôt ordinaire, un thème de minorité, exceptionnellement bombardé en haut de l'affiche. De mémoire de connaisseurs, « Le festival avait rarement vu une standing ovation aussi prolongée et aussi émue ». Même Steven Spielberg, président du jury du Festival, en a donné un semblable son de cloche « L'exception culturelle est le meilleur moyen de préserver la diversité du cinéma ». Victoire haut la main de l'éclectisme. Dès sa projection, le film a recueilli l'unanimité, élogieuse et sensible, au sein des pontes du cinéma comme dans la presse spécialisée, notamment parisienne. Les titres ont rivalisé d'aphorismes dithyrambiques. Pour l'un, il s'agit » d'un grand film à la beauté bouleversante ». Pour l'autre, c'est tout bonnement un » chef d'œuvre ». Il y en a même qui ont qualifié le film de » bombe filmique » ou de « film sismique ». Les critiques émérites, d'habitude sourcilleux, sont sous le charme. Même en Tunisie, le film continue de partager le public, amateur ou néophyte. Si la majorité des hommes de cinéma n'ont pas tari d'éloges sur la qualité du film et le talent du réalisateur, solidarité de la corporation tunisienne obligerait peut-être, une autre partie, composée essentiellement de profanes, a descendu les deux, les livrant au mépris public et les couvrant d'opprobre et de honte. D'abord, tordons le cou à un vieux cliché, mâché et remâché par quelques cinéphiles tunisiens et autres hommes de lettre et d'art. Abdellatif Kechiche est un cinéaste français, réalisant un film français, dans un contexte socioculturel français, pour le public français. Il n'y a rien de tunisien dans le film, ni la thématique, ni l'environnement, ni le souffle ni la sensibilité, hormis l'origine de son metteur en scène et sa dédicace à la jeunesse de la révolution tunisienne. Le film ne concerne-t-il pas les tunisiens pour autant ? De part même sa thématique, certes controversée, et la diversité culturelle qu'il propose. Somme toute, sous sa dalle de tabou, l'homosexualité, mâle ou femelle, n'est pas un phénomène rare en Tunisie, sauf pour les aveugles des yeux ou des méninges. Le public cinéphile tunisien a-t-il droit ou non de découvrir ce film dans nos salles de cinéma ? Après tout, à en juger par les témoignages, le film d'Abdellatif Kechiche ne fait pas l'apologie de l'homosexualité, il raconte une histoire d'amour, poignante et torride, entre deux adolescentes. La parade est d'une insolente simplicité : Celui dont les images pourraient choquer, ou celui qui est prisonnier d'un prisme libidinal de lecture, il n'a qu'à boycotter le film et rester chez lui à se gaver de télévision. Le public tunisien averti, plus sensible à l'expression artistique qu'aux scènes ardentes, pourquoi en serait-il privé ? Ceux qui cherchent à se rincer l'œil ont d'autres moyens, autre que ce type de film, pour s'en donner à cœur joie. Au nom de quel principe certains esprits chagrins vouent-ils aux pires gémonies les cinéphiles en quête de découverte et d'épanchement ? Par définition, l'art est à contre pied du tabou et de l'interdit. Il est même le noyau et le moteur de toute évolution culturelle. La liberté d'expression ou de conscience n'est pas divisible. Regarder un film de ce genre n'est aucunement une entorse à l'ordre moral ni une insulte à la culture arabo-musulmane, pilier central de l'identité des tunisiens. Bien au contraire, la richesse et la fertilité d'une culture sont conditionnées à sa faculté d'ouverture et à sa force d'accepter d'autres formes d'expression et non à sa posture de repli sur soi et de rejet de l'Autre. De ce point de vue, le clivage idéologique, quoique bien tangible malheureusement, est un non sens. Egalement, il ne s'agit point d'un bras de fer entre deux communautés rivales. Nul doute que La culture traditionnelle peut épouser la forme de rempart social, mais la trame de fond est beaucoup plus culturelle que religieuse. Donc, interdire un film au nom d'un certain puritanisme social ou religieux relève des sentiers battus et des lieux communs d'un système de valeurs aussi ancestral qu'immuable. Le débat est plus passionné qu'intellectuel, plus moral qu'artistique. A chacun sa lorgnette et sa grille de lecture. Toujours est-il que, quand bien même les remous et les vagues générés, nos salles de cinéma et le public cinéphile tunisien méritent de voir un film sacré et primé au Festival de Cannes, qui plus est mis en scène par un réalisateur d'origine tunisienne. Aller ou ne pas aller au cinéma est un choix et non une contrainte. A ceux qui regardent (sic!) d'un mauvais œil le film, appelant à la censure pour des raisons strictement morales, il serait plus sain et moins polémique de le boycotter. Il y en a qui craignent de voir sauter les couvercles plombés des tabous, l'homosexualité dans le cas de figure, et préfèrent prohiber ce qu'ils ne veulent pas voir, quitte à piétiner le droit des autres. Les présumés gardiens du temple social et moral s'accordent, sans vergogne, un droit de tutelle, au même titre que le droit de cuissage à l'époque féodale.