« Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule… Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre (…). Le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions ». Cioran, Précis de décomposition C'était un spectacle fascinant que celui de ce jeune homme d'à peine vingt cinq ans, un certain Bilal Chaouachi, haranguant ses partenaires de studio et la communauté des téléspectateurs tunisiens, pour leur dire, en substance, sur un ton condescendant : rassurez-vous, peuple de Tunisie, votre pays est, pour nous (lui, ses maîtres à penser – qu'il affuble du titre grandiloquent de cheikh ; titre qui serait, selon lui, plus prestigieux que tous les titres académiques réunis – et les bataillons de leurs prosélytes) terre de prédication (Ardh Da'aoua – أرض دعوة) et non terre de guerre (Ardh jihad – أرض جهاد). Cette déclaration solennelle était censée, dans l'esprit de son auteur de génie, réjouir ses auditeurs et apporter la preuve que ce tribun échevelé est un être pacifique et un humaniste altruiste, soucieux du bien-être moral – le bien-être matériel ne faisant pas partie de ses prérogatives – de ses semblables ! Normalement, Abdelfattah Mourou, Chokri Belaïd, le député Mahmoud El-baroudi et le salafiste wahhabite pur et dur Béchir Ben Hussein (prédicateur autoproclamé de la ville de M'saken, proche d'Ennahdha et farouche défenseur de son gouvernement inspiré) auraient dû lui sauter au cou et, pour lui exprimer leur gratitude, le cribler de caresses et de baisers ! Monsieur B. Chaouachi, qui a un mépris magistral pour le costume national, et aux yeux de qui la Tunisie n'est qu'une terre parmi tant d'autres qu'il se propose, selon son bon vouloir, d'islamiser par sa bonne parole (puisqu'il part de l'axiome selon lequel seule sa parole est bonne) ou de mettre à feu et à sang pour lui faire entendre et admettre, encore une fois, sa bonne parole ! Imbu de la justesse de ses vues et de l'importance d'un discours, qu'il prétend détenir directement d'Allah le Tout-puissant, il reste de glace face aux commentaires de ses partenaires sur le plateau et, rejetant l'accusation de terrorisme dont l'a taxé Ch. Belaïd, il s'enferre de nouveau dans les méandres de sa logorrhée anachronique ; prestation qui fait perdre à A. Mourou son patois et son arabe. Chose curieuse, B. Chaouachi, se produisant sur un plateau de télévision, en l'année de grâce 2012 du calendrier grégorien (correspondant à l'année de grâce 1433 de la sainte Hégire), avec un certain nombre de ses contemporains (j'élide sciemment la notion de concitoyenneté parce qu'elle n'a aucun sens pour lui), semble complètement déconnecté du temps et de l'espace. En effet, tous les détails de son maintien physique, des accents enthousiastes de sa voix, de sa rhétorique rébarbative, de son argumentaire laborieux fondant son discours archaïsant ; tous ces éléments sont autant d'indices qui attestent, sans le moindre doute, que l'intéressé n'est pas de notre monde. Son univers, à lui, déborde en tout cas les limites géographiques de la minuscule Tunisie pour englober des espaces immenses où l'Afghanistan, la terre promise des jihadistes de la trempe d'un Oussama Ben Laden et d'un Aymen Dhawahiri, ses idoles d'hier et d'aujourd'hui, occupe une place de choix. Le problème avec B. Chaouachi, et tous ceux qui lui ressemblent, est qu'ils sont incapables de parler la langue de leurs contemporains. S'obstinant à user d'un idiome, datant du haut moyen âge, voire même d'une antiquité encore plus lointaine, fait de formules abracadabrantes, de citations impropres, de rafistolages incongrus, de recettes surannées, d'approximations insoutenables et de rapprochements aberrants, ils ne font, dans les meilleurs des cas, qu'offusquer le public qu'ils entendent éblouir et subjuguer par cette incroyable joute. Une chose est sure, le public ne réalise pas du tout la curieuse typologie géographique, ou plus précisément géopolitique, en vertu de laquelle leur nation, et eux-mêmes, se trouvent réduits à un butin de guerre à la portée d'une nouvelle caste de conquérants, descendants présumés des fatihins (الفاتحين) de l'Islam primitifs, lesquels, ne pouvant exercer leur talent dans les terres de mécréance, se rabattent, histoire de ne pas perdre la main, sur leurs concitoyens ! B. Chaouachi se rend-il seulement compte, qu'en s'entêtant à baragouiner le langage abscons d'un monde irrémédiablement révolu, il commet l'erreur d'insulter l'intelligence de ses concitoyens ? Car, en assimilant leur pays à une terre de prédication, il sous-entend qu'ils sont dans l'erreur et qu'ils ont besoin d'être guidés et ramenés dans la Voie Droite. En termes plus clairs, B. Chaouachi estime que les Tunisiens sont des êtres mineurs, incapables de penser par eux-mêmes et qu'il lui incombe, à lui, dont la maturité serait avérée (étant, dans son essence, un don divin), de penser pour eux et de façonner, à sa guise, leur destin et celui de leur pays ! D'ailleurs, le statut qu'il concède, non sans condescendance, à la Tunisie, n'a rien de définitif. Il suffit en effet que les Tunisiens, par ignorance ou par étourderie, rejettent sa prédication pour que leur pays se retrouve dans la catégorie ignominieuse de terre de jihad ! Il serait inutile, à notre sens, de vouloir raisonner un interlocuteur de la trempe de ce B. Chaouachi. Cheikh A. Mourou a bien essayé, mais s'est vite rendu compte de l'inutilité de cette entreprise périlleuse. Cet illuminé et les gens de sa confrérie ne perdent pas de temps à discuter et ne cherchent nullement à convaincre, ils se contentent d'édicter leur volonté, qu'ils présentent comme étant celle d'Allah le Tout-haut, et n'attendent de leurs vis-à-vis qu'une réponse : la soumission. L'amour-propre du jeune Imam – autoproclamé et accrédité, selon ses dires, par la communauté des prieurs de son fief du moment – n'accepterait pas d'autre issue à cette confrontation décisive qui l'oppose à tout un peuple. En jihadiste qui se respecte, il ne tolère que la capitulation ou la liquidation physique de son ennemi et, par conséquent, l'ennemi d'Allah. B. Chaouachi nous dit en substance, sur le ton suffisant qu'affectent les détenteurs de vérités occultes : « Choisissez entre votre entendement ou votre vie ! Si vous voulez avoir la vie sauve, renoncez à votre faculté de penser, car il n'y a qu'une vérité et une seule : la mienne ! Fiez-vous à mes lumières, je vous mènerai vers la béatitude. Avec moi, votre salut est garanti. Toute autre voie que la mienne vous mènera, ô misérables, vers la perdition éternelle. Amen ». En somme, B. Chaouachi reprend, en le modifiant à peine, le slogan antique des conquistadors des temps héroïques : l'Islam ou la mort ! Et le plus curieux, c'est qu'il ne réalise même pas qu'il se trompe d'époque et de cible ! A travers l'exemple de B. Chaouachi, qui est loin d'être un cas particulier, on pourrait se faire une idée de la nature du dialogue que R. Gannouchi entend engager avec les salafistes, ses enfants qui ne viennent pas de Mars, pour les amadouer et les initier, prétend-il, aux vertus de la démocratie. Pour réussir cet exploit, sans précédent dans l'histoire des idées, R. Gannouchi exige que les Tunisiens lui accordent le temps qu'il faut et cessent entretemps d'accabler ses interlocuteurs, tout à la fois mal aimés et mal compris. Dans les meilleurs des cas, le dialogue projeté aurait débouché sur la faveur insigne que B. Chaouachi nous a généreusement concédée en accordant à notre pays le statut de terre de prédication. R. Gannouchi aurait-il obtenu, de ses enfants turbulents, une meilleure concession ? Rien de moins sûr. En fait, le temps que le président d'Ennahdha nous demande de lui accorder pour convertir ses morveux, c'est le temps dont il a besoin pour nous asservir, avec l'assistance active de ceux-là mêmes qu'il prétend métamorphoser pour notre salut à tous. La fameuse vidéo fuitée est plus qu'édifiante quant à la teneur de cet échange exceptionnel entre les soi-disant modération et extrémisme. La promesse d'incorporer les salafistes dans les rangs des démocrates s'avérant être impossible, les deux interlocuteurs ont convenu, de commun accord, de lui substituer le projet, de loin plus réalisable, de convertir les Tunisiens dans leur totalité à l'islamisme. Ce dialogue avorté a eu cependant le mérite de démontrer (aux rêveurs et aux idéalistes qui font toujours semblant de croire que le fanatisme religieux n'est pas incompatible avec le démocratie, qu'il est la version orientale réussie de la démocratie chrétienne !) que s'il existe une différence entre R. Gannouchi et B. Chaouachi, elle ne tient pas à la nature de leur projet (tous deux rêvant d'édifier une théocratie califale sur les ruines de la république chancelante), mais consiste dans la stratégie adoptée par chacun d'entre eux pour y parvenir : à l'impétuosité d'Isengrin, dont fait montre le second, correspond, chez le premier, la malice de Renart.