« J'ai quitté mon habit, Monsieur, ce qui est une manière d'apostasie ». Anatole France, Les Dieux ont soif De toute son histoire, la Tunisie n'est jamais tombée si bas ! Cet exploit, elle le doit à la horde de « députés » qui, à coups de pleurs, de crises d'hystérie, voire d'épilepsie, et d'évanouissements, s'est employée à défendre le ciel et ses occupants contre les avanies et les abus des terriens et, en particulier, des Tunisiens. Il est désormais attesté que les Ellouze, Chourou, Ayyadi et consorts sont, en dépit de leur apparence humaine, des êtres angéliques, dont le mérite est d'être dans le secret de Dieu et, chose extraordinaire, de communiquer, à la manière des prophètes d'Antan, les volontés de ce dernier au commun des mortels ! Les porte-paroles attitrés d'Allah estiment que, dans l'état actuel des choses, les Tunisiens n'ont besoin ni de liberté – surtout pas de liberté de conscience, nous met en garde sa sainteté le mufti de la république ! –, ni de dignité, ni de travail. Pour être heureux, ils ont seulement besoin de foi, autrement dit de ressembler, en tout, à la horde d'illuminés qui, au sein de l'ANC, se sont consacrés à servir les intérêts d'Allah. Les intérêts du « peuple », qui les a élus, pourraient attendre, car il est de règle, arguent-ils, de privilégier l'essentiel. Or, il est attesté aujourd'hui que l'essentiel est de ne s'occuper que du salut des âmes des Tunisiens. Ces derniers doivent s'estimer heureux d'être si bien servis par cette bande d'illuminés. Sans eux, sans leur action salutaire, sans leur acharnement, l'identité des Tunisiens aurait été fatalement compromise par les menées sournoises des laïcs qui revendiquent, au nom d'une majorité illusoire, et en vertu d'une démocratie douteuse, d'inscrire – ô sacrilège ! – la liberté de conscience dans la future constitution. Autrement dit, de faire passer les intérêts des créatures avant ceux du créateur. Le cœur, conduit par l'illustre Habib Ellouze, estime, quant à lui, qu'il est vital pour la prospérité des Tunisiens de barrer la route aux déracinés et aux francophiles qui, sous couvert de modernité, s'emploient à ruiner la foi de leurs concitoyens ! Les illuminés se seraient donc improvisés avocats autoproclamés d'Allah. Il semble en effet, à en croire ces forcenés du verbe divin, que Dieu soit incapable de défendre lui-même ses intérêts. Il semble même qu'il ne soit plus capable de communiquer avec ses créatures sans intermédiaire. Voilà pourquoi les Ellouze et consorts se croient aujourd'hui irremplaçables. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils sont allés à l'encontre de la volonté populaire et ont triplé la durée de leur mandat. Quand on se découvre être le député d'Allah, il est normal de ne plus tenir compte du temps, dans sa dimension humaine ! Monsieur Habib Ellouze, et la pléiade d'acolytes qui s'est jointe à lui, auraient eu la conviction que la foi en Dieu – en Allah, cela s'entend – est une donnée biologique inscrite dans le patrimoine génétique du Tunisien. Ce dernier ne peut pas être autrement que musulman. L'infime minorité de juifs, de chrétiens, d'agnostiques et d'athées, ne compte pas. Comme toutes les exceptions, cette minorité insignifiante est là pour confirmer la règle. Or, la règle, stipulent Ellouze, Ayyadi et Gassas, est de croire en Dieu et, plus précisément d'être musulman, exactement comme eux. Tous ceux qui se plaisent à emprunter une autre voie, que la leur, courent le risque d'être accusés d'apostasie ! Face à cette caste de privilégiés, les heureux « élus » d'Allah, le commun des mortels n'a qu'une conduite à suivre : obtempérer. Voilà pourquoi les Tunisiens sont aujourd'hui tenus de croire sur parole ces hommes et ces femmes d'exception et, par conséquent, de se convertir à l'Islam, dans sa version nahdaouie, laquelle n'offre aux hommes que l'alternative – ô combien salutaire ! – d'être croyants et de faire partie des moutons de Panurge qui, à longueur de vie, chantent les louanges de sheikh Rached Gannouchi, que Dieu l'agrée ! Tous ceux qui ne se sont pas encore résolus de se joindre à cette sainte communauté ne doivent pas s'étonner d'être taxés d'apostasie et traités en tant qu'apostats. Il y a cependant un problème que les porte-paroles d'Allah auraient perdu de vue. Ces derniers ont omis de nous préciser si l'apostasie, qu'ils dénoncent si véhémentement, se limite aux Tunisiens, ou si elle concerne également tous les non-musulmans de la terre. Il s'agit là, en fait, d'un point capital que les illuminés ont, pour des raisons obscures, passer sous silence. S'il est avéré, comme ils semblent le soutenir, qu'il n'y a de foi que musulmane, la lutte contre l'apostasie ne devrait pas se limiter aux frontières nationales. Sur ce point, sheikh Rached Gannouchi a été suffisamment explicite. Il a exigé que les Nations Unies reconnaissent l'atteinte au sacré – musulman ou nahdhaoui, cela s'entend – comme étant un crime. Cela veut dire que la position du leader de la centrale nahdhaouie ne diffère en rien de celle de feu Oussama Ben Laden. Les deux leaders estiment en effet que l'Islam – et rien que l'Islam – est dépositaire de la Vérité. La guerre sainte serait désormais l'unique alternative à suivre pour tous les bons musulmans, soucieux de propager la bonne parole d'Allah. Gannouchi, Ellouze, Chourou, Ayyadi, Gassas, et tous ceux qui plaident leur sainte cause, devraient être considérés comme des savants à part entière, professant une spécialité rare. A l'instar des Ben Bez, Ben ‘thimin, ‘Awwadi, ‘Alimi, Ben Hassine, Mejri, Qaradhaoui, ils sont les détenteurs attitrés de la plus noble des sciences. Leurs diplômes, ils les tiennent directement d'Allah. C'est en effet le cas du dénommé Khaled ‘Alimi, un marchand de légumes converti mystérieusement en savant-prédicateur. C'est le cas également de tous ceux qui s'octroient généreusement le titre grandiloquent de sheikh. Tous ceux qui détiennent ce saint titre sont autorisés de mener, tambour battant, leur guerre sainte contre les apostats de l'intérieur, autrement dit les Tunisiens. Plus tard, quand la Tunisie, grâce aux efforts louables de sheik Rached, serait devenue la capitale de l'islamisme dans le monde, et se serait alors imposée comme une superpuissance, elle pourrait alors se permettre le luxe d'aller à la conquête du monde pour le convertir à l'Islam. A la tête de son armée de moudjahidines, sheik Rached, appuyé par ses bras droits, sheikhs Ellouze, Chourou, Ayyadi, Atig, Bannani, Mokni, ‘Adhari, Gassas, ‘Alimi, réitérera l'épopée de l'Islam des origines. Le jour où cette sainte mission aurait été accomplie, que les capitales occidentales auraient capitulé et accepté de transformer leurs églises et leurs cathédrales en mosquées, qu'Israël aurait été dévasté ; ce jour-là sheikh Rached pourrait prétendre avoir réalisé l'exploit inégalable de réunir l'humanité entière sous la bannière de la démocratie islamique, celle-là même dont ses fans occidentaux vantent les mérites sur les pages du Monde et de bien d'autres organes de presse ! Ce jour-là correspondra véritablement à la fin de l'Histoire et, par conséquent, à la fin des idéologies.