« L'idiotie est une maladie qui va bien avec la peur. L'une et l'autre s'engraissent mutuellement, créant une gangrène qui ne demande qu'à se propager ». Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck Les islamistes, et leurs alliés laïcisants, seraient enfin partis, cédant la place à un gouvernement composé d'une pléiade de compétences indépendantes. La Tunisie, soulagée d'un fardeau harassant qui l'a oppressée pendant plus de deux ans, se prépare à tourner la page pour entamer l'ultime phase de transition, celle devant déboucher sur les élections qui donneraient à l'Etat tunisien des institutions et des instances durables. C'est là, en peu de mots, le fruit du dialogue national auquel la troïka, la mort dans l'âme, a dû prendre part, suite au martyre de feu Mohamed Brahmi et qui aurait réussi, au bout de plusieurs mois d'exténuantes négociations, à la déloger. Une chose est sûre : la troïka, que M. M. Marzouki croyait invincible et éternelle, victime des revers déplorables de son incompétence, a succombé sous les coups d'une opposition déterminée et aguerrie. Mais qu'en est-il de la Tunisie et des Tunisiens ? Dans quel état se retrouvent-ils après cette rude épreuve ? Quelles sont les séquelles, réelles ou présumées, de deux années de gestation islamiste ? Les Tunisiens pourraient-ils prétendre s'être dégagés, à si bon prix, des griffes de l'internationale islamiste, représentée localement par la secte, qui se fait passer pour un parti politique, dénommée abusivement Ennahdha ? Disons, pour commencer, que les allégations du chef de file de cette confrérie, selon lesquelles les islamistes auraient renoncé au pouvoir par amour de la nation, sont sans fondement. Sans les pressions persistantes de la société civile et des partis de l'opposition, le mouvement de Rached Gannouchi aurait continué indéfiniment son action de sape et se serait donné à cœur joie dans l'œuvre de démolition de l'Etat national, qu'il considère comme un obstacle majeur à la réalisation de l'alternative islamiste, consistant dans la restauration du califat. Le gouvernement, à majorité nahdhaouie, est bel bien parti, mais cela ne veut pas dire pour autant que les islamistes ne gouvernent plus. R. Gannouchi, qui a la malencontreuse manie de jouer au matamore, a souligné cette triste vérité dans ses déclarations intempestives, dont l'objectif évident est de tempérer l'enthousiasme de l'opposition qui estime avoir remporté une victoire décisive sur les islamistes. Le gourou n'y va pas par quatre chemins. Selon lui, Ennahdha continuera de gouverner tant que l'ANC demeurera en place. Et jusqu'à preuve du contraire, le « foyer de la légitimité » (nahdhaouie, cela s'entend) ne court pas le moindre risque. Mais Ennahdha ne compte pas seulement sur son bras parlementaire. L'essentiel de sa force de frappe se situe ailleurs. Sa force consiste très précisément dans l'immense potentiel de subversion religieuse qu'elle a savamment entretenu au cours de son règne passager, et qui semble avoir déjà donné ses fruits. Pour s'en rendre compte, il suffit de voir les profondes altérations que le système éducationnel tunisien est en train de subir. Le cas du lycée Sidi Husseïn est, semble-t-il, l'un des plus alarmants. Selon des témoignages concordants, cet établissement serait devenu, grâce à la complicité de l'administration, des surveillants et d'un grand nombre d'enseignants, un centre de propagande salafiste, à la solde du mouvement terroriste d'Ansar Chariâa. Cette inquiétante métamorphose est en train de s'opérer au nom du principe sacro-saint de la liberté d'expression. Des surveillants, des agents de l'administration, des élèves et des enseignants se servent de cette arme redoutable pour imposer leurs vues rétrogrades à la communauté des élèves et, en particulier, aux jeunes filles qui refusent encore de se plier aux injonctions de ces prédicateurs de fortune. Cet établissement ne nous semble être un cas particulier. Nous présumons que bien d'autres cas, en particulier dans les régions intérieures, pullulent. Et cela teste que le mal, qui mine notre système éducationnel, est déjà à l'état de gangrène. Si l'on se faisait l'effort de se rappeler tous les abus qui se pratiquent, au grand jour, dans les jardins d'enfants et les écoles, dits coraniques, on se rendrait aisément compte que ces agissements relèvent d'une stratégie concertée qui a bénéficié, deux ans durant, de la complicité active des ministères de l'éducation nationale, de la femme et de la famille. Ennahdha compte également sur les mosquées pour assurer sa mainmise sur la société et remporter les prochaines élections. C'est pour cette raison que le parti islamiste a donné au ministère des affaires religieuses le statut d'un véritable ministère de souveraineté, peut-être même le plus important de tous. L'objectif visé est on ne peut plus évident : faire des cinq mille mosquées du pays des véritables cellules du parti Ennahdha, des prières communes des réunions et des meetings de propagande qui chantent la gloire de R. Gannouchi et de sa secte. Ce dernier s'arrange toujours pour donner l'exemple au bataillon d'imams qui s'évertuent, de leur mieux, à servir la cause d'Allah, et cela en incitant la communauté des prieurs à voter pour le parti d'Allah. Mettant à profit ses compétences pédagogiques d'enseignant, R. Gannouchi s'arrange, au cours de ses prêches-discours du vendredi, de mêler la religion à la politique et de profiter de ce mélange détonnant pour défendre, à sa façon, son beau-fils, allant jusqu'à proclamer la nécessité de flageller ses détracteurs présumés. Qui oserait interrompre l'Imam en chef du pays pour lui rappeler que le minbar n'est pas une tribune pour plaider des affaires troubles ? Quand on voit le spectacle affligeant de ce commis de l'Etat qui baise le front du ministre des transports partant, on réalise que le départ d'Ennandha est une sorte de recul stratégique. R. Ganouchi recule pour mieux sauter. Il dispose, au sein de l'Etat, d'un nombre considérable de rouages, prêts à lui baiser le front, à lui et au dernier de ses sbires, et qui, le moment venu, s'emploieraient de leur mieux à lui ouvrir, toutes grandes, les portes de la Cashah, pour un règne de plusieurs décennies. En fait, pour l'éternité ! Mahdi Jomoâa et son équipe, composée savamment par des mains expertes invisibles, sont-ils capables d'extirper la gangrène que R. Gannouchi a implanté dans le corps social tunisien et qu'il a savamment entretenu avec sa fameuse théorie du tadafo' ? La constitution, qui nous a coûté les yeux de la tête, et dont les opportunistes sans scrupules, les alliés irréductibles d'Ennahdha, se servent pour animer leurs campagnes électorales respectives aux frais des contribuables, n'est pas un rempart suffisamment solide pour contrer la poussée de la subversion religieuse, chaque plus virulente. Il ne faut pas compter non plus sur le nouveau ministre des affaires religieuses pour remettre de l'ordre dans le temple. Dans les meilleurs des cas, ce dernier se bornerait à continuer l'œuvre de son prédécesseur, autrement dit à gérer le désordre. Ce qui ne pourrait que profiter à la gangrène nahdhaouie et précipiter la fin de la deuxième république dont on vient juste d'annoncer la naissance !