Il est évident que le mouvement Ennahdha essaie de rentabiliser au mieux sa sortie du gouvernement, une sortie qui ne semble pas faire le bonheur de ses adversaires et qui risque de produire l'effet inverse que celui souhaité par ces derniers. Sa stratégie est de convaincre le plus d'électeurs incertains que tout ce qu'on leur présente comme son échec n'est qu'une concession par souci de patriotisme et d'esprit de démocratie et de consensus. La campagne est lancée de façon étudiée et aiguillée et la dernière parution de Rached Ghannouchi sur le plateau de NessmaTv est une des manifestations les plus éloquentes de cette nouvelle démarche du parti qui ne compte sûrement pas renoncer à la majorité réconfortante qu'il convoite de nouveau. Le président d'Ennahdha est donc apparu sous les traits les plus détendus, avec la physionomie la plus sereine, la plus souriante, même dans les situations qui provoquaient jadis chez lui des réponses enflammées, quand ce n'est pas franchement du dépit et de l'énervement. Tout un sport de self-control semble présider à la nouvelle communication du Chef dont certaines figures du parti auraient reçu la recommandation de s'inspirer, parfois sans grand succès, sauf peut-être Samir Dilou. En tout cas, l'essentiel est dans le chef qui constitue la dernière référence pour le discours et pour la manière de le présenter, car pour les autres interventions, quand elles ne sont pas réussies, on peut toujours présenter leurs performances comme individuelles, donc non officielles et non représentatives du parti. Ce qu'il importe de souligner, cependant, c'est la logique du discours conduit par le Cheikh et sa cohérence globale quelles que soient les questions posées. On y perçoit clairement la préparation minutieuse sur la base d'une culture incontestable chez l'invité du plateau, mais aussi une réinsertion de cette culture, hier dissidente à ce que ses adversaires appellent « le fond essentiel de la tunisianité » et sa caractéristique distinctive dans le monde arabe, dans une conception foncièrement civile de la conduite politique, refusant tout exclusivisme religieux, toute exclusion de citoyens, tout monopole et tout enfermement. Hier, par la bouche de Ghannouchi, je croyais entendre développer une image de la Tunisie toute bourguibienne pour ce qu'il y a de bon à tirer, avec un plus de démocratisation (« 3ème année de démocratie ») qui manquait au modèle et que le mouvement Ennahdha d'aujourd'hui se dit prêt à compléter, la main dans la main avec tous ceux qui sont prêts à s'associer avec lui, y compris (comprenons, « d'abord ») les héritiers (légitimes ou adoptifs) du fondateur de l'Etat tunisien. Bref, c'est Ennahdha totalement tunisifiée que l'on a désormais devant nous, autorisant presque de conduire la synonymie parfaite entre les mots « Ennahdha » et « la nahdha », deux mots qui faisaient la part du réformisme moderniste de l'Ecole tunisienne depuis le XIX° siècle et celle de son contre-modèle préconisé par un islam politique venu d'ailleurs pour dénigrer et frapper cette caractéristique de la pensée nationale et ses implications politiques et civilisationnelles. Devant ce changement fondamental dans la pensée du Cheikh telle qu'elle paraît, tous petits, trop petits, nous paraissent certains personnages politiques (de vrais personnages de fiction !) qui continuent, comme des maniaques de la haine et de la scission, à se débattre dans des propos aussi flous et aussi fous que leurs prétendues « théories » d'épuration à base de légalisation de l'illégitime. C'est à cela qu'on reconnaîtrait ceux qui donnent la priorité à leur vengeance contre toute pacification de la société ; c'est à cela qu'on reconnaîtrait les vrais semeurs des mauvaises graines de la nouvelle dictature, au nom de certaines acrobaties parodiques de la démocratie. Rached Ghannouchi a donné, lors de sa dernière apparition sur le plateau de Nessma, une leçon de progression dans la conduite politique, et peut-être même de la pensée politique, s'il en est, au gré des circonstances et en interaction avec l'Histoire. Mais cela reste encore au niveau du discours, car la conduite politique du pays par Ennahdha a laissé des cicatrices dans la mémoire des Tunisiens. Ce qui fait que le doute continue de les habiter et la méfiance préside à leur jugement, sauf les inconditionnels (80 mille, paraît-il). Jusqu'où donc, la nouvelle stratégie de communication d'Ennahdha peut-elle aller dans la décrispation des rapports entre ce parti et ces tunisiens d'aucun parti (les plus nombreux) qui seront les plus déterminants dans les prochaines élections ? Et si cela se fait, cela sera-t-il dans l'intérêt du parti ou dans celui de la Tunisie. C'est pourquoi, la vraie question, au-delà du conjoncturel, donc des contraintes électorales, n'est-ce pas de se demander si Ennahdha est capable, en tant que parti politique, de s'émanciper de l'ancien dogmatisme religieux, même en maintenant son inspiration religieuse, pour montrer que tout musulman, sans perdre ce qualificatif, a le droit et même le devoir d'inscrire sa citoyenneté dans la logique civile, moderniste et progressiste, tolérante et respectueuse de l'altérité, dans un patriotisme sincère et solidaire, et dans la logique universelle des valeurs d'humanité. De cela dépendra l'essentiel de l'apport constructif ou du rapport cassé d'Ennahdha avec la « tunisianité » ! De cela dépendrait aussi une partie de l'avenir de la Tunisie ! Qui vivra verra.