La journée du 13 avril 2021 ne sera pas oubliée de sitôt pour les journalistes. La police qui entre dans le siège de l'Agence Tunis Afrique Presse (TAP) est une première qui n'a jamais été observée, même sous les pires jours de l'ancien régime de Ben Ali. Les faits. La présidence du gouvernement nomme le très controversé Kamel Ben Younes à la tête de l'agence publique TAP. Une nomination qui n'est pas du goût des journalistes qui craignent pour leur indépendance. Le secteur est trop petit, tout le monde connait tout le monde et Kamel Ben Younes est connu pour sa proximité avec les islamistes d'Ennahdha et particulièrement Rached Ghannouchi. Avant la révolution, il était connu pour sa proximité avec le régime de Ben Ali. Et bien avant, il était connu pour être militant islamiste à l'époque où il était encore étudiant. Et puis, Kamel Ben Younes devait déjà être parti à la retraite, il n'a rien à voir avec la TAP, ni même avec le secteur public puisqu'il vient du secteur privé et n'a jamais exercé dans un poste managerial. L'essentiel de son parcours a été passé au quotidien arabophone Assabah et il était également correspondant de plusieurs médias arabes et internationaux. Au vu de ce pédigrée, les journalistes de la TAP ont opposé un véto criant un slogan qui résume tout : « Information publique, ni partisane, ni gouvernementale ». Dès la nomination de Kamel Ben Younes, ils ont organisé un sit-in au siège de l'agence invitant la présidence du gouvernement à réviser sa décision qu'ils considèrent comme fort compromettante pour l'agence et pour le secteur en général. Niet catégorique de la présidence du gouvernement. Lundi 12 avril, Hichem Mechichi s'est exprimé sur le sujet pour apporter son soutien au poulain d'Ennahdha. Bon à savoir, le chef du gouvernement ne connaissait pas Kamel Ben Younes, jusqu'à si peu. Cet appui a encouragé Kamel Ben Younes à aller de l'avant, lui qui est resté discret jusque-là. mardi 13 avril 2021, il se présente au siège de la TAP, costumé et casquette à la tête, accompagné d'un huissier de justice pour faire constater le refus des journalistes de le laisser passer. Les journalistes lui expliquent en face ce qu'ils lui reprochent. Ils lui rappellent ses anciennes batailles contre la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme et le jour où il a giflé une journaliste devant le siège du syndicat. Kamel Ben Younes garde son calme et menace de ramener les forces de l'ordre. Attitude jugée provocatrice par les journalistes. Joignant le geste à la parole, le nouveau PDG revient moins de deux heures plus tard, accompagné des forces de police. Surprise totale, ce n'est jamais arrivé, même sous Ben Ali ! Mieux encore, sous le régime despotique, les journalistes de la TAP de l'époque ont refusé la nomination de Hédi Triki, alors très proche de Ben Ali et ont obtenu gain de cause. Tohu-bohu et rixe dans le hall d'entrée de l'agence entre les journalistes et les policiers. Les premiers affirment avoir été physiquement agressés par les seconds. Saisi, le Syndicat national des journalistes tunisiens a décidé d'organiser une conférence de presse dans la foulée pour annoncer des mesures suite à cette première et suite à cette nomination forcée. Le parti islamiste est plus décidé que jamais à mettre les siens dans les différentes administrations tunisiennes. Cette fois, et c'est aussi une première, il veut faire main basse sur un média-clé du secteur puisque la TAP alimente la majorité des médias tunisiens. Quant au chef du gouvernement, il donne l'impression qu'il n'est qu'une marionnette entre les mains d'Ennahdha. Le parti islamiste tente, depuis dix ans, d'amadouer les médias, mais il n'a jamais réussi à obtenir leur faveur, à l'exception des médias qu'il a fait créer par ses membres et ses sympathisants, à l'instar de Zitouna TV ou Arraï et Aam. Il a tenté le chantage pour faire, au moins, intégrer un de ses membres dans les chaînes télévisées. Ce fut particulièrement le cas d'El Hiwar Ettounsi en 2013 quand on a forcé Sami El Fehri, lors de sa première détention, à recruter le chroniqueur Chakib Dérouiche. C'était également le cas en 2012 quand le parti islamiste a nommé un des siens, Lotfi Touati, à la tête d'Assabah. Les journalistes s'y sont opposés violemment et ont fini par obtenir gain de cause. Ce fut également le cas il y a quinze jours quand on a obligé l'hebdomadaire Al Anwar à censurer la deuxième partie d'une enquête journalistique sur la fortune de Rached Ghannouchi. En dépit de ces forcings, les médias tunisiens demeurent particulièrement hostiles au parti islamiste. On n'oublie pas leur historique terroriste et on ne tait jamais leur manipulation, leur financement occulte et leurs tentatives multiples d'infiltrer les rouages de l'Etat. Ce travail médiatique a du bon, les résultats d'Ennahdha n'ont cessé de régresser d'une élection à une autre, tout comme leur taux de popularité d'après les sondages publiés depuis les dernières élections de 2019. Pour ce mois d'avril, le parti islamiste tente une nouvelle approche, la nomination d'un des siens (ou plutôt d'un proche) à la tête de la plus grande agence de presse du pays. La tentative n'est pas passée, les journalistes étaient là pour s'y opposer. Quelle sera la suite ? Au vu de la situation très tendue dans le pays, de la détermination des journalistes (et pas que de la TAP) et de leur degré de nuisance, il est fort à parier que la nomination de Kamel Ben Younes soit éphémère. Il a été traité par les journalistes de l'agence exactement comme leurs collègues d'Assabah ont traité Lotfi Touati en 2012. Ce dernier est resté deux mois avant de partir aux oubliettes. Kamel Ben Younes devrait connaitre le même sort, aucun PDG au monde ne pourra diriger longtemps une entreprise dans un climat si hostile.