La rencontre entre le chef d'Ennahdha et le président de la République a été l'évènement de la journée d'hier, jeudi 24 juin 2021. Alors que les relations étaient tendues entre les trois présidences, depuis l'annonce tumultueuse du remaniement du gouvernement Mechichi, cette entrevue marque-t-elle un tournant ? « Une rencontre positive » a précisé le membre du Bureau exécutif et chargé de la communication du mouvement Ennahdha, Khalil Baroumi, à propos de l'entrevue d'hier Saïed-Ghannouchi, sans donner plus de détails. Les mêmes propos ont été tenus par le chef du gouvernement Hichem Mechichi ce matin. Le président de la République, Kaïs Saïed a reçu, hier, le président de l'ARP, Rached Ghannouchi, afin de « discuter de la situation du pays ». Si, officiellement, la présidence dit dans son communiqué que la rencontre s'inscrit dans le cadre de la célébration du 65ème anniversaire de l'armée nationale, les enjeux seraient bien plus grands. Toute une crise politique qui perdure depuis des mois en dépend.
Pourtant, rien n'a filtré autour de cette rencontre décisive. Décisive car c'est la première entrevue officielle entre les deux hommes depuis le mois de janvier. Et aussi depuis que nos dirigeants se sont faits taper sur les doigts par les Etats-Unis qui les ont appelés au calme. Donald Blome, ambassadeur US à Tunis, a donné, le 2 mai dernier, une interview à Leaders, dans laquelle il souligne : « La Tunisie a besoin d'entente entre ses acteurs. Cette concorde donnera un signal fort de sa crédibilité aux Etats-Unis et aux bailleurs de fonds. ». Trois jours après, le 11 mai, la vice-présidente américaine Kamala Harris s'entretient avec Kaïs Saïed pour mettre l'accent sur la nécessité de poursuivre l'achèvement des institutions démocratiques, autrement dit, la cour constitutionnelle, objet de tous les blocages.
Si les dirigeants nahdhaouis se sont contentés de répéter à qui voulait l'entendre que la rencontre s'est déroulée sous les meilleurs auspices, du côté de Carthage, on se contente d'un communiqué laconique. Ce qui s'est réellement déroulé entre les deux dirigeants, il ne faudra pas compter sur les organes officiels de Carthage ou du Bardo pour nous le dire. On n'aura pas droit cette fois-ci à l'une des déclarations enflammées du chef de l'Etat diffusées par Carthage dans une vidéo. On n'aura pas droit, non plus, à l'interview de Rached Ghannouchi, d'abord annoncée sur Hannibal TV, ensuite reportée à une date inconnue sans plus d'explication. S'agirait-il d'un deal entre les deux ? Tout porterait à le croire selon les bruits qui courent en coulisses. Aux dernières infos, Ghannouchi serait sur le point de proposer une sortie de crise au blocage actuel en proposant de maintenir Hichem Mechichi à la Kasbah mais de l'entourer d'un gouvernement politique. Une idée qui, évidemment, n'est pas du tout du goût de Kaïs Saïed.
Mais, les prémices de cette rencontre ne datent pas d'hier, ses contours ont commencé à être clairement définis après que l'ex dirigeant politique du mouvement Lotfi Zitoun ait été placé pour jouer les entremetteurs. Zitoun, nahdhaoui qui ne dit pas son nom, a en effet rencontré le chef de l'Etat lundi afin de « lever les ambiguïtés ». Les ambiguïtés qui ont été engendrées par les récents propos de Kaïs Saïed qui s'est permis, dans un moment de maladresse, de critiquer le puissant syndicat…avant de le regretter.
Cela fait des mois que le chef d'Ennahdha tente de faire pression sur le président de la République. Le 20 février dernier, Ghannouchi avait adressé une correspondance à la présidence de la République, demandant l'organisation d'une rencontre entre les trois présidents afin de trouver une solution à la crise politique qui bloque le pays. Une initiative prise par Ghannouchi, le chef islamiste et non le président du Parlement. Entendez par là qu'aucune concertation n'a été faite au sein de l'ARP pour décider d'une telle approche prise unilatéralement par Rached Ghannouchi. Cette lettre est restée, depuis, sans aucune suite.
En effet, au-delà de la crise politique qui secoue les deux têtes de l'exécutif, après le remaniement ministériel de janvier dernier – décidé par Mechichi mais refusé par Saïed – les tensions entre les deux présidents concernent fondamentalement un jeu de pouvoirs et de prérogatives. Kaïs Saïed avait même – à demi-mots- accusé Ghannouchi de vouloir l'évincer et même de l'assassiner. Le 15 juin, le président de la République avait rejeté l'idée d'un dialogue national tel que proposé par l'UGTT, taclant au passage Rached Ghannouchi. « Le dialogue national ne peut être envisagé comme ils le conçoivent. Et celui qui se dit être patriote, ne se rend pas à l'étranger en secret - faisant ici allusion à la visite au Qatar de Rached Ghannouchi sans le citer - et examine les moyens permettant mon élimination, prévoyant même mon assassinat », indique Kaïs Saïed, assurant qu'il détient des informations certaines à ce sujet. Informations sur lesquelles il ne s'étendra pas d'avantage. Mais, il n'est pas inédit pour le chef de l'Etat de crier au loup sans donner suite à ses accusations, pourtant de la plus haute gravité. L'affaire rocambolesque de son assassinat par du pain vient d'être, d'ailleurs, classée sans suite faute de preuves.
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Après l'échec cuisant de la tentative de médiation que l'UGTT a essayé de réaliser auprès du chef de l'Etat, il fallait que Rached Ghannouchi profite de l'occasion pour se mettre en avant. A l'heure actuelle - soit 24h après - cette entrevue n'est qu'une manœuvre politique par laquelle Kaïs Saïed se montre ouvert au dialogue et Rached Ghannouchi se proclame – encore une fois - en « Sage rassembleur d'une scène politique en plein chaos ». Le leader islamiste entreprend ce qu'il avait déjà fait en 2013 avec feu-Béji Caïd Essebsi et la fameuse rencontre de Paris avec les enjeux qui en découlent. Pour l'instant, Mechichi flairant le bon filon, appelle à une rencontre tripartite « sans intermédiaires » entre les trois présidences, y voyant l'occasion de sauver sa tête…
Synda Tajine
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