La Tunisie retient son souffle, depuis le 25 juillet 2021, en attendant les décisions du président de la République concernant le futur chef de gouvernement et le parlement d'une part et les réformes qu'il va entreprendre de l'autre, ou au moins sa vision des choses. Entre temps et depuis près de huit semaines, le pays est bloqué dans l'attentisme. Beaucoup diront que l'Etat fonctionne normalement, mais la vérité est autre. Des décisions importantes sont temporisées, car qui voudra en assumer la responsabilité, surtout avec la cabale mené actuellement par le chef de l'Etat. Or, il y a urgence, notamment en ce qui concerne la mobilisation des ressources nécessaires pour clôturer le budget de l'Etat. La Tunisie devra mobiliser 15,5 milliards de dinars d'ici fin 2021, dont 8,2 milliards de dinars de dettes extérieures (à payer en devises), selon le député indépendant Yadh Elloumi. Le budget 2021 prévoit un recours conséquent au marché extérieur, mais les conditions actuelles ne sont guère favorables. La situation politique et économique du pays, couplée à la dernière dégradation de la note souveraine du pays, font que trouver des crédits extérieurs sera difficile mais surtout très coûteux. La Tunisie n'a pas le choix et doit entamer les négociations avec le FMI, la tête de file des prêteurs internationaux. Non seulement ses taux sont bas mais aussi un accord avec le fonds ouvrira les portes de toutes les autres institutions financières à commencer par la Banque mondiale.
En effet, l'ancien président du directoire d'Amen Bank et actuel membre du bureau exécutif de l'IACE, Ahmed El Karm, avait affirmé que la mise en place de la Loi de finances est liée à l'avancement des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) : c'est un facteur déterminant qui permettra d'élaborer la Loi de finances complémentaire 2021 et la Loi de finances pour 2022, d'où la nécessité de reprendre les négociations avec le fonds pour garantir le financement de la trésorerie du pays et permettre le recours au marché extérieur outre le fait que les chiffres présentés auront plus de crédibilité. En ce qui concerne la nécessité d'avoir un chef de gouvernement pour l'avancement des négociations avec le FMI, l'expert économique avait estimé qu'on aura besoin d'une personne qui va signer l'accord qui sera conclu avec l'institution financière, en soulignant que ça sera un facteur important qui permettra d'accélérer les négociations qui sont actuellement en arrêt. Pour lui, le chef du gouvernement doit être un économiste expérimenté, qui comprend les équilibres économiques, qui a de bonnes relations avec l'étranger et qui prend en considération le volet social du pays.
En outre, les propos tenus début septembre par le vice-président de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, Ferid Belhaj, sont sans équivoque, notamment lorsqu'il associe le FMI et la Banque mondiale (BM), un lien lourd de sens et qui démontre que les deux institutions sont sur la même longueur d'onde. M. Belhaj avait précisé, concernant les attentes de la Banque mondiale et du FMI qu'ils souhaiteraient avoir un livre blanc au sujet des réformes signé par un gouvernement pour engager les discussions. « La Tunisie peut sortir du tunnel et rapidement si les choses reprennent leur cours normal : un gouvernement et une volonté politique pour réformer », a-t-il noté. Et de soutenir : « S'il engage les grandes réformes économiques, un pays comme la Tunisie pourrait s'élever à d'autres niveaux au bout d'un an et demi ». Autre facteur important évoqué par le représentant de l'institution financière lorsqu'il a été interpellé sur la pérennité de l'appui des partenaires financiers à la Tunisie, il avait affirmé que la BM et le FMI étaient convaincus que l'appui au budget de l'Etat et aux réformes ne pourrait se faire en l'absence d'un vis-à-vis (d'un chef de gouvernement, ndlr). Et de souligner la nécessité de former un gouvernement d'orientation économique surtout que le terrain était favorable à un consensus national.
Du côté du secteur privé, les choses ne sont pas florissantes. Le manque de visibilité, l'instabilité politique, le changement des règles du jeu, notamment en ce qui concerne la fiscalité, augmentent les inquiétudes des opérateurs économiques. Le tout sur fond de pressions et de menaces à peine voilées faites par le chef de l'Etat, sous couvert de patriotisme, aux hommes d'affaires et chefs d'entreprises. Ainsi, les nouveaux investissements sont temporisés, dans l'attente d'un meilleur climat des affaires, privant le pays d'une croissance supplémentaire et de création d'emplois. Côté investissement, les chiffres avancés par l'Agence de promotion de l'industrie et de l'innovation (APII) et l'Agence de Promotion de l'Investissement Extérieur (Fipa) sont très parlants, avec un décroissement de 14,6% des investissements déclarés dans l'Industrie durant les sept mois 2021 et une baisse des investissements étrangers (IDE et portefeuille) de 7,4% au premier semestre 2020 par rapport à un an auparavant et de 27,1% par rapport à 2019.
Il faut rappeler dans ce cadre que plusieurs personnalités publiques tunisiennes, politiques et du monde des affaires, ont été surprises par des mesures exceptionnelles à l'aéroport Tunis-Carthage. Si certains ont juste été retardés, d'autres ont été interdits de voyage. Le dernier incident en date étant celui de l'ex-président de la Fédération Tunisienne de l'Hôtellerie et actuel trésorier de cette institution Khaled Fakhfakh qui a été carrément débarqué de l'avion après que les autorités l'ont autorisé à voyager. D'ailleurs, Anis Jaziri, président de Tunisia-Africa Business Council (TABC) et ancien conseiller économique au palais de Carthage, avait fustigé le traitement indécent et les humiliations, inacceptables et déraisonnables, infligés aux hommes d'affaires dans les aéroports tunisiens. Et d'affirmer la compréhension du monde des affaires de la mise en place de procédures exceptionnelles pour une durée limitée mais qu'il ne comprend pas pourquoi jusqu'à cette heure les services compétents n'ont pas établi une liste des corrompus et de ceux qui sont poursuivis par la justice. M. Jaziri avait dénoncé dans ce cadre le silence du patront (Utica et Conect) face à ce harcèlement et les humiliations subies par les hommes d'affaires. Il a martelé : « Nous soutenons complétement la guerre contre les corrompus, mais ces comportements honteux, sans distinction, mettant tous les hommes d'affaires dans le même sac comme étant tous corrompus et tous accusés jusqu'à preuve de leur innocence, est devenu inacceptable ».
Il ne faut pas oublier aussi que plusieurs entreprises tunisiennes ont été sinistrées par la pandémie. Si une partie a fait faillite, une autre peut être sauvée mais en prenant les mesures nécessaires pour les soutenir. Mais comment les soutenir, alors qu'on n'arrive pas à boucler le budget de l'Etat pour 2021 et on ne sait pas encore comment financer celui de 2022.
D'ailleurs, même au niveau intérieur, l'Etat peine à mobiliser les ressources qu'il lui faut. Sur les 120 millions de dinars (MD) de BTA (bons de trésor assimilables) mis sur le marché au mois de septembre, seulement 60 MD ont trouvé preneur et ceci après deux échecs. Cette incapacité à trouver les liquidités sur le marché intérieur va se répercuter sur les dépenses de l'Etat. Aram Belhadj, docteur en sciences économiques, enseignant-chercheur à l'Université de Carthage et expert-consultant, avait estimé qu'il y aura du retard dans le payement des salaires de septembre dans le secteur public. Autre point important, l'ancien ministre et député, Iyed Dahmani, pense que la baisse de 15% de la compensation au premier semestre, n'est pas une baisse réelle mais un effet d'écriture comptable : l'Etat n'ayant pas payé ses redevances.
Jusqu'à quand va perdurer cette situation d'attentisme alors qu'en réalité, le temps presse ? Un chef de gouvernement doit être désigné rapidement pour mettre fin à cette situation incertaine. Le choix de cette personne sera déterminant pour l'avenir économique du pays. Il y aura des choix douloureux à faire et des réformes structurelles à entreprendre rapidement pour sortir de cette situation. Il faudra surtout laisser le populisme de côté et avoir le courage de prendre les décisions qui s'imposent. Le président est-il prêt à assumer des réformes et des décisions impopulaires ? C'est une autre paire de manches...