Alors que Donald Trump relance la machine à surtaxes contre des dizaines de pays, dont la Tunisie, l'administration tunisienne reste muette. Pourtant, les avertissements s'accumulent depuis trois mois, jusqu'à la lettre menaçante adressée hier par le président américain à plusieurs de ses homologues, dont Kaïs Saïed. À compter du 1ᵉʳ août, les produits tunisiens seront taxés à hauteur de 25 %. La menace est bien réelle. La réaction tunisienne, elle, reste invisible. Depuis son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, Donald Trump a fait des droits de douane l'axe central de sa politique économique. Une guerre commerciale assumée, revendiquée, théorisée comme une "déclaration d'indépendance économique" face à ce qu'il considère comme des décennies d'abus commerciaux. Le 7 juillet, il a officialisé la nouvelle salve : à partir du 1ᵉʳ août, une surtaxe de 25 % s'appliquera aux produits de dizaines de pays, dont le Japon, la Corée du Sud, la Tunisie, ou encore le Kazakhstan, la Malaisie et l'Afrique du Sud (cette dernière frappée de 30 %, tandis que le Laos et la Birmanie héritent de 40 %). Déjà, Trump avait instauré une surtaxe plancher de 10 % sur l'ensemble des importations. Désormais, il pousse la logique plus loin : surtaxes sectorielles, menaces de représailles, lettres aux gouvernements, annonces médiatisées… Il ne s'agit plus d'un bras de fer bilatéral, mais d'une reconfiguration unilatérale du commerce mondial. Le climat d'incertitude pèse sur les investissements, le dollar chute, les marchés s'inquiètent. L'Organisation mondiale du commerce anticipe un net ralentissement des échanges. L'économie mondiale tangue, et Trump semble s'en réjouir. Il veut "réciprocité" ? Il impose. Il veut "équilibre" ? Il surtaxe. Les mots sont simples. Les conséquences, elles, sont globales.
Une lettre qui claque comme un avertissement C'est dans ce contexte tendu que Kaïs Saïed a reçu, le 7 juillet, une lettre officielle de Donald Trump, identique à celles envoyées à une douzaine d'autres capitales. Le message est limpide : les Etats-Unis instaureront une taxe de 25 % sur tous les produits en provenance de Tunisie, pour "corriger un déficit commercial inacceptable".
Le ton est direct, presque brutal. Washington accuse la Tunisie de pratiques commerciales déséquilibrées, de barrières douanières excessives, de politiques non coopératives. Même les marchandises transbordées seront concernées, et toute riposte tunisienne entraînera des sanctions automatiques. Une échappatoire est esquissée : les entreprises tunisiennes peuvent investir aux Etats-Unis pour être exonérées de la surtaxe. Traduction : payez pour produire chez nous ou subissez la pénalité. C'est un chantage économique habillé de diplomatie. Et pourtant, aucune réaction officielle n'a suivi, ni du palais de Carthage, ni de la Kasbah, ni du ministère du Commerce. On note, au passage, que la lettre a été rendue par les autorités américaines uniquement. En Tunisie, ni la présidence de la République, ni le ministère des Affaires étrangères n'ont évoqué l'existence de cette lettre, ni même parlé de la guerre commerciale américaine.
Une balance commerciale fragile En 2024, la Tunisie enregistrait un excédent de +215,8 millions de dinars avec les Etats-Unis. Un petit excédent à l'échelle globale, mais symboliquement précieux. En janvier 2025, il s'est transformé en déficit de -59,9 millions, signalant une fragilité structurelle. Mais ce n'est pas ce déficit – ni l'excédent – qui motive Trump. Ce qu'il vise, ce sont les droits de douane tunisiens, parfois supérieurs à 50 %, un niveau jugé inacceptable par Washington. Le Maroc ou l'Egypte plafonnent à 10 %, et leurs produits sont taxés à l'identique. La Tunisie, elle, s'expose par son propre protectionnisme. Et offre à Trump le prétexte rêvé d'une surtaxe "réciproque", appliquée sans nuance. Le textile, l'agroalimentaire, la chimie, la pharmacie, autant de secteurs tunisiens aujourd'hui vulnérables. Les exportateurs seront les premiers pénalisés. Les investisseurs, les suivants. Et personne ne pourra prétendre ne pas avoir été prévenu.
Trois mois de silence… et de rendez-vous manqués Ce qui interroge aujourd'hui, ce n'est pas seulement la sévérité de la surtaxe annoncée par Washington. C'est l'absence totale de réaction tunisienne depuis les premiers signaux d'alerte. Car la lettre reçue par Kaïs Saïed le 7 juillet n'est pas tombée du ciel. Elle est l'aboutissement d'un processus lancé début avril, nourri d'annonces répétées, de menaces explicites, de courriers officiels, de déclarations ministérielles américaines. Business News a tiré la sonnette d'alarme dès le 3 avril. Dans un article intitulé « Guerre commerciale mondiale : la Tunisie face au choc Trump », nous écrivions noir sur blanc que la Tunisie faisait partie des pays directement visés par l'offensive douanière de Washington, avec une surtaxe alors estimée à 28 %. Nous y dénoncions une politique douanière incohérente, des droits de douane excessifs appliqués aux produits américains (jusqu'à 55 %), et une posture diplomatique dangereusement passive. Nous y appelions l'Etat tunisien à agir vite, négocier, dialoguer, défendre ses intérêts économiques. Trois mois ont passé. Trois mois de mutisme. Aucune déclaration du président Kaïs Saïed. Aucune conférence de presse du ministère du Commerce. Aucun message adressé à Washington. Aucun signal envoyé à l'Organisation mondiale du commerce. Hier encore, alors même qu'il venait de recevoir la lettre officielle de Donald Trump annonçant la surtaxe de 25 %, le président s'est entretenu à Carthage avec Sarra Zaâfrani Zanzri, cheffe du gouvernement, et Mechket Slama Khaldi, ministre des Finances, sans même mentionner le sujet. Ce silence n'est pas une simple omission. Il s'est installé, répété, institutionnalisé. Et ce mutisme stratégique a un prix : la Tunisie se retrouve aujourd'hui exposée à une sanction économique majeure sans avoir tenté quoi que ce soit pour l'éviter.
Pendant ce temps, le reste du monde négociait À l'inverse, d'autres pays n'ont pas attendu l'orage pour ouvrir leur parapluie. Dès avril, l'Union européenne a enclenché une démarche coordonnée : réunions d'urgence à Bruxelles, consultations des capitales les plus exposées, missions à Washington. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a parlé d'un « coup majeur » porté à l'économie mondiale, et dépêché le commissaire Maros Sefcovic à Washington pour entamer un dialogue constructif. Des négociations sont en cours pour atténuer les surtaxes sur l'automobile et la sidérurgie. Les Européens n'ont pas plié, mais ils n'ont pas gardé le silence.
Le Royaume-Uni, fidèle à sa diplomatie commerciale pragmatique, a choisi la négociation ciblée. En échange de certains engagements agricoles, Londres a obtenu que le taux de surtaxe prévu pour ses produits soit revu à la baisse. Le Vietnam, pourtant plus exposé, a conclu un accord permettant d'alléger le choc. L'Indonésie a signé un contrat d'importation de blé américain, transformant une menace en opportunité. Même la Chine, la France, le Brésil, ou encore le Canada ont lancé des ripostes ciblées, ouvert des canaux de dialogue, adopté des lois de réciprocité ou préparé des contre-mesures. Tous ces pays ont lu la situation pour ce qu'elle était : une redéfinition autoritaire des règles commerciales mondiales, imposée par la première puissance économique du globe. Et tous ont agité leurs leviers pour ne pas être réduits au rôle de spectateur. La Tunisie, elle, n'a rien anticipé, rien tenté, rien obtenu. Pas même le bénéfice du doute.
Et maintenant ? Il ne s'agit plus seulement d'un différend commercial. Il ne s'agit même plus d'une simple taxe douanière de 25 %. Ce qui est en jeu, c'est la place de la Tunisie dans l'ordre économique mondial, et plus encore, la capacité de l'Etat tunisien à comprendre les rapports de force de ce siècle. Car à l'heure où les Etats-Unis redessinent unilatéralement la carte du commerce international, le silence est une faute stratégique. Lorsqu'un pays se tait pendant que d'autres négocient, répliquent ou s'adaptent, il ne reste pas neutre. Il devient invisible. Et dans la géopolitique contemporaine, l'invisibilité n'est pas une protection : c'est une condamnation à l'effacement. Donald Trump n'a pas ciblé la Tunisie par hasard. Il a lu nos taux douaniers, il a regardé notre balance commerciale, il a constaté notre isolement diplomatique, et surtout : il a perçu notre incapacité à réagir. Il ne sanctionne pas uniquement des chiffres. Il sanctionne un comportement. Celui d'un pays qui, face à l'alerte, n'a ni protesté, ni plaidé, ni négocié. Un pays qui n'a pas même jugé utile d'adresser une lettre, d'envoyer une délégation, d'exiger une révision. Pendant ce temps, les autres ont agi. Le Vietnam a obtenu un accord. L'Indonésie a signé un contrat. L'Union européenne a ouvert un canal de discussion. Le Royaume-Uni a négocié ses clauses. La Tunisie, elle, s'est contentée d'observer. Résultat : elle se retrouve aujourd'hui dans le même panier que la Birmanie ou le Laos, avec des surtaxes similaires, sans mot à dire, sans plan de sortie. Ce n'est pas seulement une faute économique. C'est un acte d'effacement politique. Si la Tunisie veut rester visible dans le monde qui vient, elle doit apprendre à répondre. Elle doit reprendre l'initiative, construire des alliances, défendre ses intérêts. Elle doit cesser de croire que le silence est une forme de souveraineté. Car le mutisme diplomatique ne protège pas la dignité nationale. Il l'enterre. Et si le président de la République ne souhaite pas défendre nos entreprises, nos exportateurs, notre position commerciale — qu'il sache au moins que le monde n'attendra pas que la Tunisie se réveille. Il trace déjà ses routes, ses accords, ses blocs. Et les pays absents n'auront plus qu'à payer l'entrée.